Je reproduis ici une interview avec Roland Campiche publiée par le magazine Migros, mettant en rouge les éléments concernant l’islam, et ajoutant à la fin mon propre commentaire.
Ancien directeur de l’Observatoire des religions en Suisse, Roland Campiche revient sur la votation anti-minarets une année après et se penche sur les croyances des Suisses qui, s’ils ont quitté l’Eglise, n’ont pas fini de se référer à une tradition religieuse.
Cela fait une année que la Suisse a voté l’interdiction des minarets. Qu’est-ce que ce résultat a révélé sur le rapport des Suisses à la religion?
Un attachement à la culture chrétienne. On ne parle pas ici de la participation aux institutions, à l’Eglise, mais d’une référence un peu vague à une tradition religieuse, qui a des caractéristiques culturelles, affectives, familiales, identitaires. On retrouve cet attachement dans d’autres sociétés. Par exemple au Québec, qui a une culture catholique, il en va de même en France. Chez nous, le christianisme reste une culture très présente. Au tournant des années 2000, 85% de la population suisse se disait proche du christianisme, 5% de l’islam. L’islam apparaît comme une religion étrange et étrangère. Les gens se disent hostiles à la religion quand ils voient qu’elle mène à la violence. Même si ce n’est qu’une petite minorité qui fomente la violence dans l’islam, ce point constitue une pierre d’achoppement.
Le «oui» des Suisses vous a-t-il étonné?
Non. Cela fait quarante ans que je travaille dans le domaine de la religion et j’ai toujours été extrêmement réservé quant à l’interprétation du changement qui s’est produit dans les années soixante et qui prétendait: «Dieu est mort, la religion c’est fini.» En revanche, le résultat de la votation et les débats qui l’ont entouré m’interrogent sur la nature de l’attachement des Suisses au christianisme.
Les partisans de l’initiative contre les minarets hier et l’UDC aujourd’hui invoquent «les valeurs chrétiennes». Qu’est-ce exactement?
C’est toute la question. Il faudrait faire du travail de terrain pour savoir ce qu’on entend par valeurs chrétiennes. Sont-elles patriotiques, identitaires, culturelles, traditionnelles? Si l’on prend les valeurs chrétiennes au pied de la lettre, elles sont plutôt révolutionnaires.
C’est-à-dire?
Le Sermon sur la montagne (n.d.l.r.: dans l’Evangile selon saint Matthieu), condensé des valeurs chrétiennes, dit notamment: «Aimez vos ennemis». Vous trouverez probablement plus de valeurs chrétiennes dans le «non» «non» le 28 novembre (n.d.l.r.: votation sur le renvoi des criminels étrangers) que dans le «oui» «oui». Ou alors disons que l’on a affaire à une interprétation sélective des valeurs chrétiennes.
Souvent, le christianisme est néanmoins assimilé aux valeurs occidentales.
Il faut rappeler que le christianisme et en particulier le protestantisme ont beaucoup nourri la modernité. Ne serait-ce simplement que la notion d’individu, du respect de l’individu. C’est une chose qui me frappe depuis plusieurs années: le protestantisme est devenu quasiment invisible. Pour moi, il s’est confondu avec la civilisation moderne. Quand les Eglises protestantes prennent des positions d’avant-garde, comme ça a été le cas à propos de l’homosexualité, c’est passé quasi inaperçu. On parle plus volontiers de ces positions quand elles font scandale. Le religieux conservateur est ainsi rendu plus visible que le religieux ouvert, progressiste, libéral. C’est la raison pour laquelle on a de la peine à voir le spécifique du christianisme alors qu’on peut être plus facilement frappé par la singularité d’une autre religion. Voyez tout le bruit que l’on fait autour du voile et de la burqa. Ce n’est pas seulement un symbole religieux ou culturel, mais c’est perçu comme une rupture avec la culture contemporaine. Egalité hommefemme, libéralisation sexuelle…
Dans votre ouvrage*, vous analysez «la désinstitutionnalisation » de la religion en Suisse. Que s’est-il produit?
La révolution culturelle des années soixante a mis en question l’autorité et a bouleversé le politique, les institutions scolaires, la religion… L’institution, alors représentée par les Eglises catholique romaine et protestante, a été mise en cause. On a alors refusé leur «prêt à croire». On a confondu cette attitude avec la négation du croire. La génération des boomers (n.d.l.r.: de soixante-huit) a voulu montrer son refus qu’on lui impose quelque chose. Mais elle avait un savoir religieux, elle avait suivi le catéchisme, etc. La liberté faisant partie des valeurs des années soixante, les boomers ont renoncé assez souvent à donner une éducation religieuse à leurs enfants, préférant les laisser «choisir plus tard». Voilà qui a conduit à une rupture dans la transmission. Cela a à peu près engendré le même résultat sur toute une génération que ce qui s’est produit dans les pays de l’Est avec la stigmatisation de la religion.
La conséquence, c’est que les générations suivantes ont une méconnaissance du religieux et que le christianisme s’est affaibli, c’est ça?
Effectivement. Il existe néanmoins encore des familles où l’on va à l’église, où les enfants, les petitsenfants sont attachés à ce modèle. Et il y a cet immense ventre-mou où l’on est détaché des institutions mais où on continue à maintenir un rapport à la religion, plus flou. Une chose nous a beaucoup frappés lorsque nous l’avons observée la première fois: une majorité des familles avec des enfants de moins de 12 ans pratiquaient encore la prière.
Le christianisme a perdu du terrain surtout en raison d’un affaiblissement de sa transmission, dites-vous. Et qu’en est-il de l’influence des autres religions?
On ne peut pas esquiver des raisons du type attrait du nouveau, ou des effets de mode; un engouement pour les religions orientales telles que le bouddhisme. Mais ça n’est pas la raison principale de la perte de terrain de la tradition chrétienne. La pluralisation religieuse a plutôt entraîné une relativisation de la vérité religieuse.
Vous constatez toutefois que rares sont ceux qui disent ne pas croire du tout en Dieu ou en une force supérieure, en Suisse. Le besoin de transcendance demeure?
Le pôle universel de la religion se caractérise justement par la référence à une transcendance un peu floue et à la pratique de la prière. Une ressource pour les temps difficiles. La religion sous cette forme reste un fait de société.
On va de moins en moins à l’église. Vaut-il la peine de maintenir l’institution?
Dans nos enquêtes, nous avons posé la question: «Si les Eglises disparaissaient, qu’est-ce qui se passerait?» A notre surprise, les gens étaient traumatisés par cette hypothèse au sens où ils ont répondu que tout ce qui touche à la marginalité sociale – les drogués, les personnes âgées, etc. – en souffrirait. Son rôle caritatif est donc reconnu. L’autre fonction qui vient tout de suite après c’est que les Eglises permettent de donner sens à l’existence. Des possibilités de réfléchir. Mais pas des réponses toutes faites.
Reste que les rangs sont vides…
Si on regarde le nombre de gens fréquentant l’Eglise et qu’on le compare au nombre de personnes affiliées à un parti politique, les Eglises sortent gagnantes. On a tous l’im
age d’un âge d’or où les églises étaient pleines. Sur le plan historique, en fait, on ne sait pas grand-chose. Néanmoins, il y a une érosion de la pratique. 10% de moins entre 1989 et 1999. Les prochains chiffres arriveront bientôt mais je ne pense pas qu’on soit tombés beaucoup plus bas. On va moins à l’église mais on constate que les rites de passage, le baptême, le mariage, l’enterrement tiennent encore bien le coup. L’église comme un lieu de rituels.
De même, les symboles comptent: lorsqu’un enseignant a voulu dernièrement enlever un crucifix du mur de la salle de classe en Valais, les réactions ont été très fortes.
C’est là que l’on voit que la religion n’est pas qu’une affaire privée. Je trouve intelligent ce qu’on a fait sur le plan suisse. Soit de laisser aux cantons le rôle de régler ces questions. Faire un drame du fait que dans le Haut-Valais, canton très marqué par le catholicisme, les crucifix soient encore présents, c’est inutile. Dans les cantons-villes, dans le canton de Vaud, ce serait impensable. Mais pourquoi faudrait-il uniformiser? Si on mettait quelqu’un en prison parce qu’il a décroché un crucifix il faudrait alors intervenir, car les droits humains seraient violés. C’est une affaire d’appréciation. Il en va de même pour le voile.
Le voile, c’est pareil?
Je trouve que les décisions prises à Neuchâtel et à Genève par les conseillers d’Etat de l’époque sont des décisions intelligentes: interdiction aux enseignants, autorisation à l’élève. Jusqu’à présent, la Suisse a très bien réglé cette question, souvent au niveau communal en trouvant des arrangements. Le problème surgit, car certains politiciens s’en emparent pour se faire une notoriété. Je ne comprends pas qu’on fasse une histoire d’Etat pour quelques cas.
Quelles solutions pour que les tensions s’apaisent vis-à-vis de l’islam?
Je suis favorable à la reconnaissance de l’islam dans les cantons où c’est possible.Prenons l’exemple des Témoins de Jéhovah. L’une des caractéristiques de ce mouvement est d’être très hostile à l’Etat. Etant donné leur position, ils ont été très souvent persécutés. Deux pays d’Europe les ont reconnus: l’Italie et la Suède. L’expérience montre que le fait d’avoir été reconnus permet une convivialité plus facile. Car ils ne sont plus stigmatisés, on s’en méfie moins. Mais ils doivent aussi obéir aux directives de transparence. S’ils reçoivent de l’argent de l’Etat, ils doivent montrer leurs comptes, etc.
Vous imaginez qu’en reconnaissant l’islam, les musulmans de Suisse s’ouvrent davantage à nos valeurs?
Absolument. Quand on reconnaît l’autre dans ce qu’il est et ce qu’il apporte, beaucoup de choses peuvent changer dans une relation. Quand on le refuse, cela provoque de l’indifférence voire le conflit. La Constitution du canton de Vaud permettrait de reconnaître l’islam. En Suisse, certains cantons reconnaissent seulement le catholicisme et le protestantisme, d’autres le judaïsme également. La Suisse est un Etat non confessionnel. Elle a laissé le soin aux cantons de régler ces questions-là. Cette solution a permis de régler passablement de problèmes entre catholiques et protestants.
Que sait-on de l’islam aujourd’hui en Suisse?
Un programme national de recherche sur la religion est sur le point d’être bouclé. Il y a beaucoup de travaux sur l’islam.
Avez-vous déjà quelques pistes?
Comme ailleurs en Europe, il y a une forte volonté d’intégration. Des enquêtes comparatives toutes récentes ont été faites auprès de jeunes musulmans entre la Grande- Bretagne et la Belgique. Les chercheurs révélaient que pratiquement tous les jeunes adhèrent aux valeurs de la démocratie, européennes. Sauf sur un point: l’égalité homme-femme. En Suisse, par rapport au votes des minarets, beaucoup de femmes ont voté oui à l’initiative pour cette raison, n’ayant pas envie de revenir à la situation qu’elles ont connue. Cela se comprend. L’autre pierre d’achoppement, ce sont les carrés confessionnels. Penser que dans la mort on ne peut pas être côte à côte, c’est quand même très fort. Et ça blesse les Suisses.
L’école a remplacé ses cours d’histoire biblique par des cours sur les religions. La religion a sa place à l’école?
Il y a par exemple tellement de choses dans la littérature, la peinture, le langage sportif qui se nourrissent de la Bible que pour les comprendre il faut avoir une certaine culture dans ce domaine. Par ailleurs, les cours de religion sont un facteur d’intégration. Si on doit veiller à ce que dans nos écoles la formation concernant la religion comprenne des pages sur l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme, etc. il est tout autant nécessaire que les gens issus d’autres religions prennent connaissance de ce qu’est le christianisme. La connaissance réciproque est un fondement de la bonne entente.
Texte Propos recueillis par Céline Fontannaz / Photos David Gagnebins-de Bons et Keystone
* «La religion visible: pratiques et croyances en Suisse», Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010
Bio express
Roland J. Campiche est né à La Tour-de-Peilz (VD) en 1937. Marié et père de trois enfants, il a enseigné la sociologie de la religion à l’Université de Lausanne. En 1999, il a fondé l’Observatoire des religions en Suisse. Il a présidé la Société internationale de sociologie des religions. De 1971 à 2001, il a dirigé le Bureau romand de l’Institut d’éthique sociale de la Fédération des Eglises protestantes.
Remarques:
Personnellement je suis contre la reconnaissance des religions. L’État n’a pas à reconnaître une religion, parce que cels signifie une adhésion à ses normes et l’acceptation de faire des concessions pour que ces dernières soient appliquées. D’ailleurs en Suisse, aucune religion n’est reconnue – même pas le christianisme, pourtant majoritaire en nombre d’adhérents. Quant aux communautés religieuses, quelles qu’elles soient, elles doivent être reconnues comme des associations privées au titre des articles 60 et sv. du code civil suisse (et non pas comme des entités de droit public), à condition qu’elles respectent les normes suisses, dont principalement les normes sur la liberté religieuse et la suprématie du droit suisse sur les normes religieuses en matière civile, pénale et juridicitionnelle. Et aujourd’hui la communauté musulmane ne remplit pas les conditions légales pour être reconnue.
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