L’incinération en Suisse

Le débat sur l’incinération en Suisse a été initié par Johann Wegmann-Ercolani, un commerçant zurichois. Dans le cimetière de cette ville, on s’aperçut que les corps ne s’y décomposaient plus, la terre étant saturée de déchets organiques, mais qu’ils devenaient de la cire. On ne pouvait plus utiliser ce champ de repos. Il fallut en créer un nouveau au prix de grands sacrifices.

Wegmann-Ercolani édita en 1874 une brochure qui défendait les idées crématistes et, avec des amis, il organisa des réunions qui eurent un grand retentissement, et créa une société de crémation. Le premier crématoire suisse fut inau­guré par cette dernière en 1889 au cimetière de Sihlfeld. La société de crémation de Zurich remit le crématoire à la commune qui en devint ainsi propriétaire. La ville institua l’incinération gratuite de ses habitants au début du 20ème siècle déjà.

L’exemple de Zurich fut suivi par Bâle en 1898 et Genève en 1902. Ces deux villes sont également des chefs-lieux de cantons protes­tants; elles ne firent à la société de crémation aucune difficulté pour des raisons confessionnelles. Dans les cantons à majorité ca­tholique, l’idée de l’incinération rencontra des difficultés d’ordre ju­ridique parce qu’il n’y a aucune loi fédérale sur l’incinération. Les cantons sont seuls compétents. De temps à autre les partisans du mouvement doivent défendre leurs droits devant le Tribunal fédé­ral.

Lors de la rédaction de la Constitution de 1874, la question de l’in­cinération n’a pas été évoquée. De ce fait, l’article 53 al. 2 ne parle que du droit d’être “enterré décemment”. En allemand: Beerdigung. Et aujourd’hui on préfère les termes Bestattung et inhumation. Ce qui compte donc, c’est la décence, et non pas la manière d’inhu­mer. L’incinération est considérée par la Confédération comme conforme à la décence. En 1884, un avocat de la Chaux-de-Fonds remit une pétition au Conseil fédéral demandant que l’incinération soit considérée comme “mode de sépulture décent, par conséquent autorisée dans le sens de la Constitution fédérale, dans tous les cantons et municipalités qui voudront l’introduire”. Bien plus, il demanda “que la crémation des corps soit reconnue comme mode de sépulture préférable à tous égards”. Omettant cette dernière de­mande, le Conseil fédéral répondit à la première en disant: “Bien que la Constitution fédérale ne parle que de lieux de sépulture et d’enterrement décent, rien n’empêche la Confédération d’autoriser un autre mode de sépulture, pourvu que les conditions prévues à l’article 53 al. 2 de cette Constitution soient remplies”. Le Conseil fédéral décida qu’il n’était pas nécessaire de légiférer en la matière, laissant la chose aux cantons.

On pouvait déjà lire en 1914, dans le Bulletin du Conseil commu­nal de Lausanne: “Peut-être l’incinération se pratiquera-t-elle sur une échelle assez large pour permettre une notable diminution de la superficie des cimetières. Mais pour cela, il faudra arriver à l’inci­nération gratuite, et peut-être obligatoire”. Aujourd’hui, la Suisse figure en tête des pays européens qui pratiquent l’incinération. Celle-ci est autorisée par toutes les lois cantonales. Certains cantons ont été réticents à avoir des crématoires sur leur territoire, mais ont fini par les accepter, comme c’est le cas de Fribourg. Aucun canton n’impose la crémation. L’article 1er du Décret juras­sien du 6 décembre 1978relatif à la crémation dit: “Ce genre de sépulture ne peut pas être rendu obligatoire”. Mais cela n’exclut pas l’imposition de la crémation en cas d’épidémie.

L’incinération est pratiquée soit à la demande du défunt, soit à la demande de ses parents les plus proches. Au Valais, l’article 6 de l’Ordonnance du 17 mars 1999 dit que l’in­cinération a lieu “à la requête de la famille ou à la demande du dé­funt de son vivant”, et qu’elle peut être refusée “si le défunt s’y est opposé de son vivant”. Certes, les proches parents ont droit à ce que leur défunt soit enterré décemment et que leurs sentiments religieux soient respectés. La mise en balance des intérêts entre la volonté du défunt et le vœu de ses proches est une question déli­cate, mais celle-ci devrait être tranchée, dans la mesure du possi­ble, en faveur du défunt, en se fondant sur le droit de la personna­lité qui déploie ses effets du-delà de la mort.

La communauté religieuse du défunt n’a pas le droit d’intervenir pour interdire une incinération. Mais peut-elle refuser le dépôt de l’urne dans le cimetière confessionnel? Cette question a été résolue négativement par les autorités bâloises dans un cas concernant la communauté israélite. Il faut cependant relever la concession faite par la Ville de Berne qui, en octroyant à la communauté musulmane un carré dans le cimetière public, lui a fait la promesse qu’on ne placera pas à l’avenir dans ce carré des cendres ou des urnes contenant des cendres. Cela signifie que l’incinération est considérée comme une sépulture indécente et que la commune donne aux responsables de la communauté mu­sulmane la possibilité de contraindre les musulmans à renoncer à l’incinération sous peine d’être interdits d’enterrement dans le carré musulman. Il s’agit là d’une atteinte à la liberté religieuse contraire à la Constitution fédérale.

Le problème de l’incinération des musulmans s’est posé à Lausanne en mars 2001. Ben Younes Dhif, un Marocain musulman, était marié à Natacha Grin, une Vaudoise chrétienne. Il n’avait pas de lien avec sa famille et la communauté marocaine dont il avait pris ses distances. Ses proches furent avertis trois mois avant son décès que son état de santé était gravissime. Ils promirent de venir. Ce n’est qu’après sa mort au CHUV qu’ils se manifestèrent.

Le défunt avait exprimé le souhait d’être incinéré, et sa femme voulait respecter ses vœux. Mais ses parents et ses proches étaient opposés à une telle mesure. Deux neveux de Ben Younes firent le déplacement depuis la France:

Pour notre famille, c’est une catastrophe. Nous espérions naï

vement pouvoir récupérer le corps pour lui offrir une sépulture auprès de sa mère au Maroc. Mais là, c’est pire que tout. Ce serait la première fois qu’un musulman serait brûlé. Vous n’imaginez pas la honte et la souffrance que cela représente pour nous. Tout ce que la femme du défunt a osé nous proposer, c’est de nous don­ner une partie des cendres. C’est une insulte.

Les neveux alertèrent la presse, l’Ambassade du Maroc, les mos­quées et les centres islamiques. Une pétition fut même lancée. Ils obtinrent le soutien d’Ahmed Sitre, président de l’Association culturelle des Marocains de Suisse:

Ce genre de problèmes va se poser de plus en plus souvent, précise Ahmed Sitre. C’est une première et nous ne voulons pas que cela soit autorisé. Il faut respecter la famille du défunt, sa religion et toute la communauté musulmane. Nous nous battrons jusqu’au bout.

Hani Ramadan, directeur du Centre islamique de Genève, se jeta dans la bataille. Il déclara:

C’est la première fois qu’un tel cas de figure se présente. En Suisse, il y a de plus en plus de couples mixtes musulmans-chrétiens, mais jusqu’à présent, à ma connaissance, les convictions religieuses des défunts ont toujours été res­pectées. L’incinération est tout simplement illicite dans l’islam. Le Prophète Mahomet l’a écrit: Casser les os d’un cadavre musulman revient à les briser comme s’il était vivant; la dépouille doit être respectée. Il est même exigé de procéder à l’ensevelissement très rapidement pour préserver son intimité et éviter toute déchéance.

Quant à Ouardiri, porte-parole de la Fondation culturelle islamique de Genève, il déclara: “Cette situation est étonnante. Je ne com­prends pas que la veuve de ce Marocain et sa famille s’opposent à un rituel musulman. Peut-être faut-il mieux expliquer à la veuve pourquoi l’incinération est interdite dans le Coran”. Et de conclure: “Quoi qu’il en soit, je suis formel: il est impératif de respecter la foi du mari!”.

Pour empêcher l’incinération, les neveux de Ben Younes mandatè­rent un avocat, Me Jean-Pierre Moser, qui intervint immédiatement auprès du Tribunal de district de Lausanne: “Ma priorité a été de demander aux juges d’éviter l’anéantissement du corps. Mais ce n’est que vendredi qu’ils statueront sur le fond du problème. Ils de­vront trancher pour savoir qui décide du rituel à adopter. Une question d’autant plus délicate qu’il n’y a jamais eu de précédent”.

Face aux pressions exercées sur elle, la veuve finit par céder au tri­bunal, renonçant à ce que la justice se décide sur ce cas. Elle ne voulut pas se battre autour de la dépouille de son mari:

J’accepte de donner le corps de mon très cher mari afin qu’il soit enterré selon le rite islamique. Si je le fais, c’est dans un souci d’amour inconditionnel et de fraternité spirituelle. Que ses cendres aient été dispersées ou qu’il repose au­près de sa mère n’est pas l’essentiel à mes yeux. Mon amour pour lui va bien au-delà. Ben Younes est vivant en moi, son esprit le restera éternellement.

Je n’y suis pour rien dans la décision de mon mari de se faire incinérer. Com­prenez bien que c’était le vœu de mon époux et pas le mien; c’était son choix. J’ai voulu respecter son intention. Si j’ai offensé sa famille musulmane, je m’en excuse. Mais je ne connais pas leurs us et coutumes. Mon époux ne m’y a ja­mais initiée et, selon ce qu’il me disait, il voulait se séparer de sa famille et de la communauté marocaine en général.

J’essaie de comprendre leurs motivations. Mais ce qu’ils ont fait est odieux. Ils ne respectent tout simplement pas les dernières volontés de mon époux. Quand nous les avons appelés pour leur dire que son état de santé était gravis­sime, trois mois avant son décès, ils ont promis de venir. Ce n’est qu’après sa mort qu’ils se sont manifestés.

Ce cas est dérangeant à plus d’un titre. Avant tout, il y a le manque de respect de la dernière volonté du défunt. Ensuite, il y a la pres­sion exercée par la famille du défunt et la communauté musulmane de Suisse qui essaient d’appliquer la loi islamique en violation du droit suisse. On est en face d’un État dans l’État. Enfin, les centres islamiques jouent un rôle d’incitation pour violer la loi suisse. Ouardiri dit: “Il est impératif de respecter la foi du mari!”. Mais il oublie que, ce faisant, il ne respecte pas la dernière volonté du dé­funt ainsi que le droit de la femme. On sait que les musulmans re­fusent à un coreligionnaire de quitter sa religion durant sa vie. Avec ce cas, ils démontrent qu’ils veulent lui imposer leur manière de comprendre la religion y compris après la mort. C’est le sum­mum de l’intolérance.

Nous avons vu dans un précédent billet qu’il n’existe pas de normes, ni dans le Coran ni dans les récits de Ma­homet, qui interdisent l’incinération, et que le droit musulman per­met d’évoluer dans ce domaine. Les responsables religieux musul­mans auraient pu profiter de ce cas pour éduquer leurs coreligion­naires au lieu de les maintenir dans l’ignorance et les pousser à en­freindre la dernière volonté du défunt. Ce cas a laissé un goût amer chez plusieurs chrétiens qui ont été ainsi confirmés dans leur idée que les musulmans sont incapables ou refusent de s’intégrer. Mais nous pensons que les musulmans vivant en Suisse ne pourront pas échapper à ce débat et finiront par adopter l’incinération comme la majorité de la population
suisse.

Pour conclure ce chapitre, nous exprimons ici notre soutien à la crémation par respect pour la nature et les humains. Sans vouloir imposer cette solution à tout le monde, nous croyons qu’il est du devoir de chacun de protéger l’environnement et d’en appeler au bien commun. Nous proposons à cet égard que les autorités mettent cette pratique au moins sur un pied d’égalité avec l’enterrement, par exemple en permettant une incinération gratuite là où cela n’est pas encore le cas. En effet, si on compte les frais qu’occasionne l’enter­rement, on se rendra vite compte que les communes se retrouveront gagnantes en cas d’incinération. Il serait donc juste que le gain ainsi réalisé soit rétrocédé par la commune à la famille du défunt inci­néré.

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