Al-‘Ashmawi était le président du tribunal égyptien de la haute sécurité d’État. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages. Deux de ceux-ci nous intéressent particulièrement: Usul al-shari’ah (Fondements de la shari’ah), et Al-islam al-siyasi (L’islam politique). Ce dernier a fait l’objet d’une traduction partielle en français sous le titre: L’islamisme contre l’islam. Mis sous la protection policière par Sadate depuis 1980, cette protection a été suspendue en mars 2004. De ce fait, il vit cloîtré dans sa maison par peur des islamistes. On peut consulter son site, et lire une de ses interviews en arabe. On trouve sur internet de nombreux articles qui l’attaquent et le considèrent comme ennemi de l’islam (voir par ex.: 1, 2, 3, 4, 5).
Cet auteur fait une distinction entre la shari’ah et le fiqh. La shari’ah indique ce qui a été révélé à Mahomet, alors que le fiqh est le droit musulman tel que développé par les juristes musulmans à travers les siècles. Seule la shari’ah doit être prise en considération, et non pas le fiqh, qui reste une œuvre humaine.
Il fait aussi une distinction entre la shari’ah de Moïse et celle de Mahomet. Moïse a été surnommé le “législateur” en raison du caractère législatif de trois des cinq livres qui lui sont attribués. Mahomet, par contre, avait une mission essentiellement d’ordre moral, et n’a qu’accessoirement une dimension juridique. Il cite à l’appui Mahomet qui dit: “Je suis le Prophète de la miséricorde”, et “J’ai été envoyé pour parfaire les vertus morales”. Le terme de miséricorde et ses dérivés reviennent 79 fois dans le Coran, contre quatre occurrences seulement du terme shari’ah et de ses dérivés. “Sur les six mille versets que compte le Coran, à peine sept cents comportent des prescriptions légales, soit en matière de pratiques cultuelles, soit en matière de relations entre les hommes. Si l’on se limite à ces dernières, on n’en trouve que deux cents, soit un trentième du Coran, et si on écarte de ces deux cents versets ceux qui sont abrogés par des révélations ultérieures, il n’en reste plus que quatre-vingts qui soient toujours en vigueur”.
Al-‘Ashmawi signale que le terme shari’ah, mentionné une seule fois dans le Coran (45:18), signifie non pas la loi, mais une méthode et une voie. Ce n’est que par la suite, que ce terme a été perverti par les juristes musulmans pour en faire synonyme de loi comme conçu dans le système juif. Ils ont ainsi établi des codex à la manière du Talmud, en négligeant la différence entre la mission de Mahomet et celle de Moïse.
Al-‘Ashmawi rejette l’argument des islamistes qui disent que seul Dieu peut juger des différends entre les hommes. Avant tout, dit-il, les règles de droit d’origine divine figurant dans le Coran sont insuffisamment nombreuses et insuffisamment précises pour permettre de trancher ces différends. D’autre part, les islamistes comprennent mal les deux versets qu’ils invoquent, à savoir:
Non! Par ton Seigneur! Ils ne croiront pas, tant qu’ils ne t’auront pas fait juge de leurs différends. Ils ne trouveront plus ensuite en eux-mêmes, la possibilité d’échapper à ce que tu auras décidé et ils s’y soumettront totalement (4:65).
Nous avons fait descendre sur toi le Livre avec la Vérité afin que tu juges entre les hommes d’après ce que Dieu te fait voir (4:105).
Dans ces deux versets:
Dieu s’adresse au Prophète et à lui seul. Le premier dénie la qualité de croyant aux musulmans qui ne feraient pas de Mahomet l’arbitre de leurs différends, ou qui contesteraient sa sentence. Il n’y a rien de surprenant: le Prophète, mémoire de la révélation, doit être le seul arbitre des différends surgissant dans la société des premiers croyants, afin d’en garantir la stabilité. On ne peut dire, pour autant, que perd la qualité de croyant celui qui ne s’en remettrait pas de son gré à un autre homme, si savant et si haut placé soit-il, pour le règlement de ses affaires. Il y a là un étrange abus de pouvoir, qui indique que son auteur n’a aucune idée des affaires de la justice et, plus gravement, s’arroge une compétence que Dieu a explicitement réservée au Prophète. Le deuxième verset est lui aussi tout à faire explicite: Dieu ne s’y adresse qu’au Prophète, et aucun être doué de raison ne peut prétendre détenir la vision dont Dieu déclare avoir gratifié Muhammad.
Quant aux versets 5:44-48: “ceux qui ne jugent pas les hommes d’après ce que Dieu a révélé” sont des “incrédules”, des “injustes” et des “pervers”, ils ont été révélés quand les Juifs de Médine, après avoir demandé au Prophète d’arbitrer une affaire de fornication concernant un des leurs, lui avaient dissimulé la peine de lapidation prévue par la loi judaïque dans de tels cas. Les Gens du Livre sont donc les seuls destinataires de ces versets.
À l’instar de l’interprétation susmentionnée, Al-‘Ashmawi voudrait que les versets coraniques soient interprétés en tenant compte des causes de leur révélation (asbab al-nuzul), en évitant une extrapolation qui fausserait leur sens. Il rejette à cet effet la règle juridique créée par les juristes musulmans selon laquelle “le sens général d’un terme coranique doit prévaloir sur son sens circonstanciel”.
D’autre part, il faudrait tenir compte du caractère circonstanciel des normes coraniques. Al-‘Ashmawi cite à cet effet plusieurs pratiques à l’appui: modification par ‘Umar (d. 644) des normes coraniques en matière de succession; interdiction par ce même ‘Umar du mariage temporaire pourtant prévu dans le verset 4:24; création d’autres formes de répudiation; application d’une peine contre la consommation de l’alcool. Plus récemment encore, l’interdiction de l’esclavage et l’introduction de la règle du legs obligatoire en droit successoral pour pallier au principe de la non-représentation. Tant que les circonstances de la vie changeront, les normes prévues par le Coran resteront soumises au changement. Il est donc absurde de dire aujourd’hui que celui qui n’applique pas une norme juridique devient un mécréant. Une telle affirmation n’est qu’une incitation à la révolte.
Al-‘Ashmawi s’attaque aussi à l’aspect politique de l’appel du retour au droit musulman. Il n’existe pas un seul verset coranique qui indique aux musulmans le régime politique à adopter. Si le califat faisait partie intégrante du dogme musulman, le Coran aurait dû le régler, tout au moins en traçant les lignes directrices pour un tel gouvernement. L’Égypte pharaonique a connu la théocratie avec l’infaillibilité du pharaon. Aujourd’hui encore, on a cette théorie au Japon. Au Moyen Âge on a parlé de la souveraineté monarchique de droit divin. Or, ceci est contraire à l’islam. Mais les juristes musulmans, sous l’influence byzantine, ont développé une théorie politique dans ce sens afin de légitimer le pouvoir de Mu’awiyah (d. 680) et ses successeurs.
Avant Mu’awiyah, le pouvoir politique n’était pas un pouvoir religieux, émanant de Dieu, mais un pouvoir civil issu de la volonté des hommes. Le gouvernant était pour eux un individu comme un autre. Lors de son investiture, Abu-Bakr (d. 634) tint ce discours aux croyants: “J’ai été désigné à votre tête, mais je ne suis en rien meilleur que vous: si j’agis bien, aidez-moi, et si j’agis mal corrigez-moi”; dans les mêmes circonstances, son successeur ‘Umar (d. 644) déclara: “Si vous remarquez en moi une quelconque déviation, corrigez-moi”. Par la suite, les califes se sont détournés de cet enseignement et sont devenus des théocrates.
Al-‘Ashmawi estime que selon l’islam tous les régimes politiques sont des régimes sociaux construits sur des données historiques. Il faudrait simplement que ces régimes soient issus de la volonté du peuple et progressent selon les besoins de la société et l’esprit de l’époque, à condition que cela se passe dans le cadre des normes musulmanes de la justice, de l’égalité, de la miséricorde et de l’humanité. Le vrai gouvernement musulman, après le pouvoir de Mahomet, est le gouvernement choisi et contrôlé par le peuple en toute liberté, avec le droit de le changer sans que le sang coule et sans être accusé d’athéisme ou de mécréance.
S’attardant sur la principale revendication des islamistes, à savoir l’application du droit pénal musulman, Al-
‘Ashmawi dit: “De multiples conditions doivent être remplies afin que ces peines coraniques puissent être appliquées. La plus importante est que nous soyons en présence d’une communauté de croyants pieux et honorables, ayant instauré la justice politique, économique et sociale de sorte que les jugements rendus au nom de la loi religieuse ne soient pas utilisés à des fins étrangères à celle-ci, et que les châtiments imposés au nom de l’islam ne soient pas appliqués aux musulmans par des gouvernements injustes ou par des tribunaux d’exception, sur la base d’arrestations arbitraires ou de faux témoignages, comme cela fut trop souvent le cas tout au long de l’histoire musulmane, et plus encore de nos jours”. L’islam n’exige pas de la société qu’elle applique systématiquement les châtiments coraniques, mais au contraire, il lui enjoint de faire preuve de tolérance et de clémence. Ainsi, Mahomet a dit: “Efforcez-vous d’être cléments les uns envers les autres dans l’application des châtiments coraniques”. Chaque fois que la société, par tolérance, évite l’application des châtiments coraniques, elle agit en conformité avec l’esprit de l’islam et la requête de son Prophète. Cette même règle veut que lorsque le juge est saisi d’un crime tombant sous le coup de la peine légale, il doit éviter l’application de cette peine si un doute quelconque subsiste quant aux faits, aux témoignages, à la victime ou à l’auteur du crime conformément au récit: “Évitez l’application de la peine légale en cas de doute”. Quant à la loi du talion (œil pour œil) prévue par la Bible, elle a été introduite dans le droit musulman par les juristes sur la base de l’adage “la loi de nos prédécesseurs vaut pour nous, à l’exception de ce qui a été abrogé”. Or, les juristes qui ont posé cet adage l’utilisent de manière sélective: ils l’ignorent dans le cas de nombreuses prescriptions antérieures non abrogées – par exemple celle qui condamne à mort celui qui frappe ses parents.
Les intérêts bancaires constituent un cheval de bataille des islamistes. Pour Al-‘Ashmawi, l’interdiction des intérêts dans le Coran ne signifie rien d’autre que l’interdiction qui en est faite par les articles 226 et 227 du Code civil égyptien. Les versets coraniques sont venus dans des périodes différentes des nôtres, où l’argent avait une autre valeur et les relations étaient autres. Du temps de Mahomet c’était un milieu paysan. Aujourd’hui, il y a une exploitation bien plus grande que les intérêts, découlant notamment du système économique mondial, et c’est cela qu’il faut combattre.
Quant aux banques dites “musulmanes”, elles n’ont rien de révolutionnaire: elles n’ont fait jusqu’ici que développer quelques artifices juridiques grâce auxquels les revenus du capital s’appellent désormais murabahah (vente suivie de rachat à un prix supérieur), et ta’wid (indemnisation). De plus, ces banques ne recherchent pas l’investissement productif, mais spéculent sur les marchés européen et américain et ne reversent aux déposants qu’une partie des profits qu’elles réalisent. Une autre astuce pour masquer la nature des dividendes qu’elles servent aux déposants consiste à en modifier chaque année les taux, pour qu’ils n’aient pas l’air d’être des intérêts. Tous ces subterfuges leur permettent de drainer des sommes considérables qui, loin de servir les intérêts de la communauté musulmane, lui portent préjudice dans la mesure où ces fonds, au lieu d’être mis au service du développement, aboutissent sur les marchés financiers occidentaux.
Al-‘Ashmawi dénonce la perversion du sens accordé au droit musulman. Cette perversion provient de “pays musulmans qui affirment appliquer la shari’ah et gouverner selon la révélation divine, et qui pour certains appuient matériellement et moralement le courant de l’islam politique”. Ces pays pourtant sont bien éloignés de l’esprit de l’islam:
Au cœur de la shari’ah figure l’idée que le patrimoine de la communauté musulmane est sa propriété, et qu’elle en dispose par l’intermédiaire de ses représentants et conformément à ce qu’elle estime être son intérêt. L’idée que le gouvernant puisse être l’unique propriétaire des ressources publiques et qu’il puisse, seul ou avec ses proches, en disposer librement est absolument contraire à la shari’ah. A-t-on vu une fois appliquer la peine de l’amputation de la main à un riche ou à un puissant dans les pays qui prétendent appliquer la shari’ah? Pourtant, un récit dit: “En vérité, vos prédécesseurs ont péri parce qu’ils laissaient le riche voler tandis qu’ils châtiaient le pauvre”. Or, qu’est-ce qui est le plus important pour la communauté musulmane: le vol à la petite semaine, ou le détournement des biens de l’État ou le paiement de millions de dollars ou de dinars de commissions? L’imam Malik (d. 795) estimait, à la différence des autres maîtres du fiqh, que le vol de biens publics devait être passible de la peine coranique. Mais il n’y a qu’en Égypte qu’on peut évoquer cette opinion de Malik.
Répondant à ceux qui reprochent à l’Égypte d’avoir adopté le droit étranger au lieu du droit musulman, Al-‘Ashmawi dit:
Si par infidélité du droit égyptien, on vise le fait qu’il a été emprunté au droit français, on fait montre d’une ignorance et d’un fanatisme qui portent également préjudice à l’islam. En vérité, le droit égyptien n’a fait qu’emprunter la forme du droit français, et ses solutions de fond sont exactement les mêmes que celles posées par les différentes écoles du fiqh. La civilisation musulmane a multiplié les emprunts aux civilisations qui l’ont précédée sans que jamais les musulmans aient considéré ces emprunts comme impies. Le Coran lui-même n’a pas manqué de puiser des normes dans le fonds commun de la civilisation chaque fois qu’il les jugeait bonnes pour la société musulmane […]. Si le Coran ne s’est pas privé d’emprunter à ces droits “païens”, pourquoi emprunter au droit d’un pays chrétien, parce qu’il est techniquement plus satisfaisant, des solutions à des questions extra-religieuses et qui ne contreviennent pas à la shari’ah, devrait-il être considéré comme une infidélité?
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