Mohamed Charfi, un ami personnel, Professeur émérite à la Faculté des sciences juridiques de Tunis, a été président de la Ligue des droits de l’homme et ministre de l’éducation nationale de 1989 à 1994. Bien qu’il soit l’auteur de plusieurs textes juridiques, nous nous limiterons à son dernier ouvrage: Islam et liberté, le malentendu historique, paru aussi en langue arabe sous le titre: Al-islam wal-hurriyyah, al-iltibas al-tarikhi. Il est décédé le 6 juin 2008. Il a été la bête noire des islamistes.
Charfi prend pratiquement le contre-pied des affirmations des islamistes. Alors que pour ces derniers, l’islam est aussi bien une religion et un État, pour Charfi, l’islam, “n’est… ni un droit, ni un État, ni une politique, ni une identité. Il est une religion. Bien plus, ayant par essence une vocation universelle, il ne peut être lié ni à un peuple, ni à un territoire, ni à un État, et, encore moins, à une politique déterminée”.
D’autre part, pour les islamistes, le droit musulman est un droit divin, juste et immuable, alors que pour Charfi il s’agit d’une œuvre humaine, un produit de l’histoire, et qui est contraire aussi bien au Coran qu’aux droits de l’homme. Il donne à cet égard l’exemple de l’esclavage, institution fort élaborée en droit musulman. Si on devait admettre que le droit musulman est un droit divin, il faudrait alors revenir aussi à l’esclavage. Or, les islamistes ne réclament pas un tel retour. Ce qu’ils réclament, ce sont surtout les normes relatives au statut personnel qui discriminent les femmes, au droit pénal et à la liberté de conscience. Ces normes sont contraires à l’esprit du Coran.
Charfi condamne les normes musulmanes discriminatoires contre les femmes: le droit exclusivement réservé à l’homme d’épouser plusieurs femmes, de répudier et de frapper sa femme et l’attribution de la tutelle des enfants au père; l’attribution à la femme d’une part successorale de moitié inférieure à celle des hommes de même niveau de parenté; l’interdiction pour les femmes d’exercer une fonction dirigeante; l’obligation de porter le voile, etc. Le Coran a repris des normes qui existaient en son temps, tout en essayant de les améliorer, mais les ulémas “sont allés aussi loin que possible dans la réglementation des détails d’application, aggravant à chaque fois ce caractère discriminatoire”.
L’atteinte à la liberté de conscience viole encore de façon plus flagrante le Coran qui affirme “Point de contrainte en matière de religion” (2:256). “Avec des paroles divines aussi claires, on aurait pu s’attendre à ce que les ulémas construisent une belle théorie de la liberté de conscience. Il n’en est rien. Au contraire, ils nous ont légué une série de règles attentatoires à la liberté de conscience”. Il y a avant tout la discrimination contre les minorités non-musulmanes. Certes, les normes musulmanes concernant ces minorités étaient en avance sur les normes des autres systèmes juridiques, mais aujourd’hui ce système n’est plus acceptable. Charfi demande à cet égard de supprimer toute référence à la religion dans les papiers d’identité des citoyens pour établir au moins l’apparence d’égalité juridique, de non-discrimination théorique entre les citoyens. Il demande en outre que ni la Constitution ni la loi n’établissent une distinction entre les citoyens, qui doivent être tous égaux en droits et en devoirs. Mais plus grave encore que le sort discriminatoire réservé aux minorités religieuses, il y a celui réservé aux musulmans qui quittent la foi musulmane, les apostats, contre lesquels les ulémas ont décrété la peine de mort, alors que le Coran ne prévoit pas de châtiment les concernant ici-bas. La sanction contre l’apostasie a servi à empêcher la liberté de conscience mais aussi toute opposition politique, toute liberté d’expression et toute innovation.
Enfin, en ce qui concerne le droit pénal musulman, Charfi remarque que c’est à cause de ce droit que l’islam a aujourd’hui une si mauvaise presse à l’étranger. Or, “pour ces dispositions les plus sévères, ce droit n’a rien de religieux. Il a été l’œuvre des ulémas. Quant aux autres dispositions, elles s’expliquent par les circonstances historiques et devraient donc être dépassées aujourd’hui”. Ainsi, les ulémas ont prétendu qu’un verset prévoyait la lapidation pour cause d’adultère, mais qui a disparu du Coran tout en restant en vigueur! D’autre part, ils ont prétendu que Mahomet avait appliqué une telle sanction. Mais les deux arguments vont contre le Coran puisque ce dernier ne prévoit que la flagellation. Concernant l’amputation de la main du voleur, le Coran la prescrit par le fait que du temps de Mahomet il n’y avait pas de prison et cette sanction servait à empêcher des conflits entre les tribus. Mais le Coran prévoit la possibilité du repentir et du pardon dans ce délit. Charfi estime que les législateurs arabes modernes, “en remplaçant les châtiments corporels par des peines de prison, ne contreviennent pas au Coran. Au contraire, ils adoptent des solutions plus conformes à son esprit”.
Après ces développements, Charfi arrive à deux conclusions:
D’une part, un grand nombre de règles du droit musulman classique ou Shari’ah sont contraires aux droits de l’homme tels que compris aujourd’hui par la communauté internationale… d’autre part, ces règles… n’ont pas de nature véritablement religieuse. Elles ont été posées par les hommes et devraient être aujourd’hui réformées par les hommes.
D’après Charfi, l’acharnement des intégristes et des traditionalistes à vouloir perpétuer ces injustices peut être expliqué par trois raisons:
– Un islamiste ne peut concevoir qu’un non-musulman soit un concitoyen à part entière. Il voit en lui, sinon un adversaire, du moins un étranger, en tout cas un autre. Dans son esprit, jamais un musulman ne doit relever d’un non-musulman.
– L’attitude anti-féministe des intégristes du fait qu’ils vivent dans un autre âge. Ils n’ont pas encore digéré le principe d’égalité des sexes, principe tout nouveau dans l’histoire de l’humanité.
– L’existence de réflexes ruraux. Même parmi ceux qui ont émigré vers les villes, ces réflexes perdurent. Les ruraux ont toujours eu un tempérament plus rude et plus brutal et des sanctions plus sévères. D’où leur attachement aux châtiments corporels musulmans.
À travers son livre, Charfi ne tient compte que du Coran. Pour lui, les hadiths sont une source controversée du droit musulman. Or, “Les juristes ont besoin de textes sûrs et précis pour construire leurs théories et en déduire des règles pratiques applicables. Le Coran est la seule source qui échappe à toutes ces critiques relatives à l’incertitude”. Il rejette l’idée qu’un hadith puisse abroger le Coran. Mais même les normes coraniques à caractère juridique, comme celles concernant le droit pénal, il estime qu’elles constituent une étape dans l’évolution de la société et que cette étape est aujourd’hui dépassée. Il en est de même des normes successorales. L’octroi par le Coran de la moitié de la part dévolue à l’homme constitue un progrès pour l’époque du Coran, et cette inégalité peut être corrigée par voie testamentaire, comme le prévoit le Coran (2:180). Le législateur arabe doit donc valider les testaments par lesquels les testateurs voudront établir l’égalité entre leurs descendants sans distinction de sexe, en attendant le jour où l’égalité successorale sera imposée par la loi, en conformité avec l’esprit du Coran.
Selon Charfi, Dieu s’adresse aux hommes en leur parlant le langage qu’ils compre
nnent et en exprimant une recommandation générale. Il appartient ensuite au législateur de chaque pays “de trouver pour chaque époque le droit qui réalise le mieux cette recommandation. Dans le monde où nous vivons aujourd’hui, ce sera l’œuvre de l’État qui doit être lui-même l’expression du suffrage universel. Le législateur ne sera nullement lié par la Shari’ah, œuvre purement humaine et largement dépassée”. Ainsi, Charfi glisse de la notion de “Dieu législateur”, à la notion de “l’État législateur”, et le droit musulman, de “droit divin”, devient un “droit humain”, adaptable selon les époques.
Il signale à cet égard que les ulémas du passé ont essayé d’adapter la Shari’ah à leur époque. Comme ils n’osaient pas déclarer que la loi religieuse est abrogée, ce qui aurait miné leur autorité, ils ont eu recours aux ruses (hilah) pour contourner les normes qu’ils jugeaient dépassées. Ainsi, ils ont exigé des preuves impossibles à rapporter pour l’application de la lapidation: quatre témoins qui ont vu la plume dans l’encrier, selon leur expression pudique et imagée. De même, lorsque la femme accouche deux, trois, ou même quatre ans après son divorce ou le décès de son mari, on dira que l’enfant a été conçu avant le divorce ou le décès puis qu’il s’est endormi dans le ventre de sa mère (théorie de l’enfant dormant), dans le but de sauvegarder les droits de la femme et de l’enfant. De même, pour qu’on puisse couper la main du voleur, plusieurs conditions doivent être remplies. Il en est de même des intérêts, interdits en droit musulman, comme d’ailleurs chez les juifs et les chrétiens, mais qu’on a contournés par des contrats à coloration musulmane qui constituent “de véritables escroqueries”. Un théologien prétendant que Dieu a interdit un prêt à intérêt ne peut pas se raviser un jour pour dire le contraire. Il ne peut dire que ses prédécesseurs se sont trompés ou que le changement de circonstances doit entraîner le changement de la règle. Cela signifierait que la Shari’ah peut changer, qu’elle n’est pas fixe et donc qu’elle n’est pas l’œuvre de Dieu. Tout ce qu’il peut faire, est de trouver une ruse pour contourner la norme. Cette méthode cependant crée des problèmes pour les musulmans:
On traîne des règles dont on sait… qu’elles sont inadaptées et religieusement non obligatoires mais dont on n’ose pas dire qu’elles sont abrogées ou à abroger. Et du moment que la règle n’est pas abrogée, on continue à l’enseigner à l’école, à la faculté ou dans le prêche du vendredi. Elle alimente toujours le discours religieux. Discordance entre l’apparent et le réel, le déclaré et le pensé, qui alimente la pensée schizoïde propre au monde musulman et qui l’entrave. Dès lors, il se trouvera toujours, parmi les auditeurs de ce discours, des esprits simples qui les prendront à la lettre et voudront les voir appliquer. D’où les troubles et les revendications populaires de retourner à un droit anachronique.
Une autre démarche pour contourner les normes religieuses consiste à faire du bricolage (talfiq). Il s’agit de trouver une justification dans le texte religieux par une recherche orientée – méthode artificielle, un peu suspecte et pas toujours crédible. C’est ainsi que la Tunisie a interdit la polygamie en se basant sur le verset 4:4: “Épousez donc celles des femmes qui vous seront plaisantes, par deux, par trois, par quatre, mais si vous craignez de ne pas être équitables, prenez-en une seule”, et sur le verset 4:129: “Vous ne pourrez jamais traiter équitablement toutes vos épouses si vous êtes polygames, dussiez-vous en avoir le plus vif désir”. Ces versets indiquent, selon le législateur tunisien, que le Coran interdit la polygamie, puisque la condition de l’équité est impossible à remplir. Et Charfi de commenter:
On ne doit pas imposer à une société un droit contraire à ses convictions religieuses, mais on peut réformer le droit si on trouve dans la religion suffisamment de ressorts pour qu’elle soit comprise autrement.
Cette manière d’interpréter le Coran en jouant sur les mots nécessite la rencontre entre intellectuels et politiques éclairés. Et comme cette interprétation n’est pas la seule possible et que les circonstances ne se prêtent pas partout, la Tunisie fut le seul pays à interdire la polygamie.
Une autre méthode consiste à recourir à l’herméneutique qui recherche l’esprit du Coran en plaçant “chaque question dans le dessein divin global”, en intégrant le facteur temps: “une règle a pu être utile à un moment donné; avec le temps et le changement de circonstances, si elle n’est plus adaptée, on doit pouvoir la changer”. Et c’est ce que fait le Coran qui admet l’abrogation de certains versets par d’autres. Si donc le Coran dans l’espace de vingt-deux ans a senti la nécessité de modifier les normes, a fortiori, cela doit se produire pour un temps beaucoup plus long: les quatorze siècles qui nous séparent de la mort du Prophète. Cela ne signifie pas qu’on doit abroger toute la Shari’ah: “On doit se guider selon les objectifs de la religion tels qu’on peut les deviner à partir du Coran et de la conduite du Prophète. Simplement, là où une évolution a été commencée, il faudra la continuer”. Un des exemples le plus flagrant est celui de l’esclavage, que le Coran n’abolit pas, mais atténue en incitant les propriétaires à les affranchir. C’était une étape vers l’abolition de l’esclavage.
Charfi aborde ensuite la méthode de Mahmud Muhammad Taha, dont nous avons parlé plus haut. Il lui donne raison sur le fait que les versets fondamentaux sur l’égalité ou la liberté religieuse révélés à la Mecque et qui constituent des principes de base devenus aujourd’hui de valeur universelle ne peuvent avoir été abrogés par des versets médinois de circonstance. Mais il estime que “les propos de Taha sont quelque peu excessifs. Il n’est pas facile d’affirmer, ni même de laisser entendre que tous les versets médinois, le tiers du Coran environ, sont abrogés, comme il n’est pas facile d’admettre l’existence aujourd’hui d’un second message qui serait une sorte de nouvelle religion”. D’autre part, cette théorie a l’inconvénient de remplacer un droit religieux par un autre droit religieux.
La méthode qui a la faveur de Charfi est de “libérer le droit”, c’est-à-dire séparer la religion du droit. “La religion est un problème de conviction, une affaire de cœur. La conscience de chaque être humain doit être absolument libre. Croire ou ne pas croire… Toute contrainte est ici contre nature”. Ceci est exprimé par le Coran qui dit: “Point de contrainte en matière de religion” (2:256); “La vérité vous est parvenue émanant de votre Seigneur. Quiconque en suit la voie droite, le fera pour son bien; et quiconque en dévie, ce sera à son détriment. Je ne puis quant à moi répondre de votre salut” (10:108). Le Coran ne peut donc être confondu avec un code qui par définition impose et ne fait qu’imposer. “Certes, le Coran contient des recommandations, mais qui étaient liées aux circonstances et qui ont été comprises par les premiers califes comme leur étant précisément liées et devant changer avec elles”. Charfi donne plusieurs exemples où le calife ‘Umar (d. 644) a suspendu l’application des normes coraniques, ce qui prouve que pour lui, “les versets qu’on dit juridiques ne sont que des recommandations liées aux circonstances et devant changer avec elles”. Et Charfi de conclure:
Il est grand temps de mettre fin à ce débat stérile sur le sens de tel ou tel verset prétendument juridique et de séparer clairement et définitivement droit et religion.
Il demande aussi de séparer la religion de la politique afin d’éviter d’empoisonner la vie politique et faciliter l’instauration de la démocratie dans les pays musulmans. Il rejette à cet égard l’idée que Mahomet ait établi un État, et estime que le califat n’est qu’une invention humaine non prévue par le Coran, intervenue après la mort de Mahomet – théorie développée par l’Égyptien ‘Ali ‘Abd-al-Raziq (d. 1966) à la suite de l’abolition du califat par Ataturk en 1924. Le Coran ne dit-il pas à Mahomet: “Rappelle! Tu n’es là que pour rappeler la parole de Dieu. Tu n’as nulle autorité contraignante à exercer sur eux” (88:21-22)? Ceci signifie “qu’on n’a pas le droit de gouverner au nom de l’islam”. Charfi rejette aussi l’idée du jihad, dans le sens de la guerre sainte qui vise à propager la foi ou à conquérir les autres pays. Selon lui, la guerre ne peut être qualifiée de sainte que si elle est défensive.
Charfi va encore plus loin. Selon lui, “il est temps … de libérer l’État de l’islam et l’islam de l’État”. Un peu à la manière occidentale de séparer l’État de l’Église. Mais comme il n’existe pas d’Église dans l’islam, il propose la création d’un quatrième pouvoir qui s’occupe de la religion et de la gestion des mosquées. Celles-ci “doivent être des lieux de prière et de méditation qu’aucune querelle ou agitation idéologique ne viendra troubler. Leur neutralité politique doit être clairement affirmée et scrupuleusement respectée… La distinction entre droit et religion étant clairement établie et désormais reconnue par tous, muftis et imams devront placer leurs gestes et leurs paroles dans le cadre de la loi, jamais contre elle”. Cette quatrième autorité doit être organisée démocratiquement: élection des imams dans chaque mosquée par les croyants qui y font habituellement leurs prières, élection par les imams d’un mufti dans chaque région et choix par le même corps électoral d’un Conseil supérieur musulman et d’un grand mufti à l’échelle nationale. En outre, un organe constitutionnel de très haut niveau veillera sur la neutralité politique de l’autorité religieuse et sera habilité à la dissoudre si elle s’écarte de ce principe.
Un tel projet cependant ne saurait se réaliser sans une révision du système scolaire et culturel. Il ne suffit pas que la laïcité soit imposée comme en Turquie. Dans ce pays, comme dans le reste des pays musulmans, on continue à enseigner “qu’il faut couper la main du voleur, lapider l’auteur d’adultère, tuer l’apostat, fermer les banques et faire la guerre aux mécréants, et on présente le califat comme le régime légitime par excellence, alors que dans la vie politique, sociale, économique et juridique, on fait exactement le contraire. De ce fait, les croyants sont déchirés entre deux façons de penser contradictoires, celle qu’ils apprennent et celle qu’ils pratiquent. Et pour peu qu’un facteur de mécontentement s’y ajoute, une partie de l’opinion est inévitablement tentée par les dérives intégristes”. Ceci explique l’instabilité du régime turc et l’intervention périodique de l’armée pour écarter les menaces des intégristes. Charfi consacre à cet égard le dernier chapitre de son livre à l’éducation à l’école et à travers les programmes des médias, un chapitre fort important en raison du rôle joué par lui comme ministre de l’éducation dans la réforme du système éducatif tunisien.
vidéo: l’extinction des Arabes selon Mohamed Charfi
Ouvrage préfacé par Mohamed Charfi et dont est tiré ce billet
Introduction au droit musulman: Fondements, sources et principes, Createspace (Amazon), Charleston, 2e édition, 2012, 470 pages Amazon.fr
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