L’Occident doit dans son conflit avec l’islam tenir compte de la pensée des libéraux musulmans qui ont essayé d’apporter une réponse à la poussée de l’intégrisme musulman. Parmi ces libéraux, il faut mentionner en premier lieu le soudanais Mahmud Muhammad Taha, et dont la pensée influence beaucoup les intellectuels libéraux musulmans.
Né vers 1909, Mahmud Muhammad Taha, architecte soudanais à la retraite, fondateur et animateur du cercle des “Frères républicains” au Soudan, a été pendu le 18 janvier 1985 pour cause d’apostasie sur ordre de Numeiri, à l’instigation et avec les applaudissements des responsables religieux soudanais, de l’Azhar et de la Ligue du monde musulman.
Les écrits de Mahmud Muhammad Taha sont interdits dans les pays musulmans. Mais heureusement tous ces écrits sont désormais disponibles sur internet: http://www.alfikra.org/. Deux de ses ouvrages méritent une attention particulière:
Al-risalah al-thaniyah min al-islam (Deuxième message de l’islam):
Tatwir shari’at al-ahwal al-shakhsiyyah (Évolution de la loi de statut personnel)
Dans son ouvrage Deuxième message de l’islam, Taha considère que Mahomet était porteur de deux messages:
– Le premier message constitue l’ensemble des normes d’ordre juridique révélées à Mahomet, singulièrement pendant la période de Médine. Il s’adressait aux croyants et tenait compte des conditions de l’époque. C’est le Coran médinois, révélé à Médine entre 622 et 632.
– Quant au deuxième message, il correspond à l’islam dans sa rigueur et dans sa pureté et s’adresse à l’ensemble du genre humain. Ce deuxième message n’a pas encore été appliqué. C’est le Coran mecquois, révélé à la Mecque entre 610 et 622.
Alors que d’après la doctrine musulmane, ce sont les versets révélés ultérieurement qui abrogent les normes antérieures, Taha affirme que ce devrait être le contraire. Pour comprendre le raisonnement de Taha, il serait intéressant de voir la position de Jésus à l’égard de la répudiation. Lorsqu’il affirma que la répudiation était contraire aux prescriptions bibliques, les juifs lui demandèrent: “Pourquoi donc Moïse a-t-il prescrit de donner un acte de divorce quand on répudie”? Il répondit: “C’est en raison de votre dureté de cœur que Moïse a permis de répudier vos femmes; mais dès l’origine il n’en fut pas ainsi” (Mt 19: 7-8). La Bible comporterait donc des normes d’origine, et d’autres conjoncturelles. Sans faire référence à l’Évangile, Taha affirme en quelque sorte la même chose.
La conception de Taha met en question l’ensemble du système économique, politique et juridique dans le monde arabo-musulman. Nous citerons dans ce billet certains versets coraniques en rouge pour illustrer la pensée de Taha.
Sur le plan économique, Taha propose de remplacer le verset sur la zakat (aumône légale):
Prends de leurs fortunes une aumône par laquelle tu les purifies et les épures (9:103).
par le verset suivant:
Ils te demandent ce qu’ils doivent dépenser. Dis: “L’excédent” (2:219).
En matière politique, Taha propose de prendre en considération le verset qui fait de Mahomet un simple annonciateur:
Rappelle donc! Tu n’es qu’un rappeleur. Tu n’es pas un dominateur sur eux (88:21-22).
et de laisser tomber le verset de la consultation:
C’est par miséricorde de la part de Dieu que tu as été tendre envers eux! Si tu étais dur, au cœur rude, ils se seraient dispersés d’autour de toi. Gracie-les donc, et demande pardon pour eux. Consulte-les à propos des affaires. Puis une fois que tu es résolu, confie-toi à Dieu. Dieu aime ceux qui se confient (3:159).
En matière religieuse, le verset du sabre:
Une fois écoulés les mois interdits, tuez les associateurs où que vous les trouviez. Prenez-les, assiégez-les et restez assis aux aguets contre eux. Si ensuite ils sont revenus, ont élevé la prière et donné l'[aumône] épuratrice, alors dégagez leur voie. Dieu est pardonneur et très miséricordieux (9:5).
doit être remplacé par le verset sur la liberté religieuse:
Nulle contrainte dans la religion! La bonne direction s’est distinguée du fourvoiement. Quiconque mécroit aux idoles et croit en Dieu, tient à l’attache la plus sûre et imbrisable. Dieu est écouteur, connaisseur (2:256).
Dans le domaine du statut personnel, Taha explique que l’islam s’est instauré pendant une période où les femmes étaient opprimées, voire enterrées vivantes. Ne pouvant leur donner leurs pleins droits, il a essayé d’améliorer leur sort en leur accordant la moitié de la part que reçoit l’homme en matière d’héritage, et en considérant
le témoignage de deux femmes comme l’égal du témoignage d’un homme. De plus, il les a mises sous la tutelle de l’homme:
Les hommes s’élèvent au-dessus des femmes parce que Dieu a favorisé certains par rapport à d’autres, et aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs fortunes (4:34).
Cette inégalité, cependant, n’est pas définitive. La norme de base à laquelle il faut revenir est l’égalité absolue entre l’homme et la femme fondée sur la responsabilité personnelle:
Aucune [âme] chargée ne se chargera de la charge d’autrui. Si une [âme] appesantie appelle [pour qu’on l’aide] à [porter] sa charge, rien n’en sera porté même si c’est par un proche parent (35:18).
Il faut, à cet effet, mettre fin à la tutelle de l’homme sur la femme en matière de consentement au mariage. Taha rappelle ici que les hanafites avaient admis que la femme puisse se marier sans tuteur.
L’indépendance économique joue un rôle important dans l’égalité car selon le Coran la supériorité de l’homme sur la femme a pour cause les dépenses qu’il fait pour assurer son entretien. Le Coran dit:
Les femmes ont des [droits] semblables à ce qui leur incombe, selon les convenances. Les hommes ont toutefois sur elles [préséance d’]un degré (2:228).
Cette supériorité est temporaire, liée aux usages. Si les usages changent et que les obligations des femmes deviennent l’équivalent de celles des hommes, alors il faut leur reconnaître des droits égaux à ceux des hommes. Il est inadmissible que des femmes occupent les fonctions de juge alors que leur témoignage continue à être considéré comme la moitié du témoignage de l’homme de rue. Cela ne signifie pas nécessairement que la femme doit faire le même travail que l’homme. Il faut lui donner le travail qui correspond à ses capacités (juge d’adolescents, médecin). Il faut aussi valoriser le travail de la femme à la maison. La femme qui fait des enfants mérite plus d’honneur que les techniciens qui fabriquent des avions.
En ce qui concerne le douaire, Taha le considère comme un prix payé par l’homme pour l’achat de la femme. C’était une des trois méthodes de mariage de l’époque où la femme était objet d’humiliation: la prise dans les razzias, le rapt et l’achat. Aujourd’hui, époque où la femme doit être honorée, il faut cesser de telles pratiques. Sur ce plan, il relève que Mahomet avait permis le mariage sans paiement de douaire.
L’aspect conjoncturel se retrouve dans le verset permettant la polygamie:
Si vous craignez de n’être pas équitables envers les orphelins, épousez les femmes qui vous plaisent: une deuxième, une troisième et une quatrième. Mais si vous craignez de n’être pas justes, alors une seule (4:3).
Cette règle de la polygamie au nombre de quatre femmes était une atténuation à la pratique pré-islamique selon laquelle l’homme pouvait épouser autant de femmes qu’il voulait. Elle pouvait avoir un sens dans la mesure où les guerres exterminaient les hommes laissant un grand nombre de femmes sans mariage. Le verset susmentionné, selon Taha, est abrogé par le verset de l’équité:
Vous ne pourrez jamais être justes parmi vos femmes, même si vous y veillez (4:129).
Quant à la répudiation, l’islam a accordé ce droit à l’homme en tant que tuteur de la femme, cette dernière étant considérée comme incapable. Mais, en principe, ce droit doit revenir tant à l’homme qu’à la femme. Les hommes de religion qui confessent le contraire oublient que les normes musulmanes ont un caractère temporaire et que la religion n’a pas dit son dernier mot au 7e siècle.
Taha s’attaque aussi au voile. L’islam ne veut pas de chasteté imposée par les portes fermées et les habits. Le voile n’est que le résultat du péché d’Adam et d’Ève qui ont couvert leur nudité avec des feuilles des arbres. Dans le verset 7:26, le Coran parle de l’habit de la crainte révérencielle comme meilleur vêtement que l’habit d’étoffe. Le voile c’était la punition de Dieu en raison du mauvais comportement. L’islam est contre le voile et contre l’interdiction de la mixité entre les hommes et les femmes parce qu’il est pour la liberté.
La doctrine de Taha est extrêment simple, et attractive, capable de destabiliser l’ensemble du système islamique officiel. Et c’est la raison pour laquelle il a été pendu le 18 janvier 1985 pour cause d’apostasie sur ordre de Numeiri, à l’instigation et avec les applaudissements des responsables religieux soudanais, de l’Azhar et de la Ligue du monde musulman.
Édition du Coran par ordre chronologique
La conception de Taha n’est cependant perceptible que si le Coran est publié par ordre chronologique, pour voir son évolution. Malheureusement les autorités politiques musulmanes du premier siècle de l’islam ont préféré une rédaction du Coran selon la longueur de ses chapitres à quelques exceptions près. Il en résulte une confusion dans l’esprit des lecteurs qui ne peuvent pas distinguer entre ce qui a été révélé â la Mecque (l’islam dans sa pureté), et le Coran révélé à Médine (l’islam politique et juridique). C’est la raison pour laquelle, j’ai décidé de publier ma propre traduction du Coran par ordre chronologique. C’est la première édition bilingue (arabe-français) du Coran dans cet ordre.
J’estime personnellement que les pays musulmans devraient cesser la publication du Coran dans l’ordre de longueur des chapitres, et adopter cette nouvelle manière de présenter le Coran. Cela les aidera à mettre de l’ordre dans la pensée de leurs citoyens. En fait, la confusion actuelle parmi les musulmans provient essentiellement de la confusion qui existe dans le Coran lui-même. C’est comme si vous cherchez une rue dans une grande ville dans une carte qui ne comporte pas de liste des noms des rues. Vous tournez forcement en rond et vous perdez votre énergie inutilement. Évidemment une telle proposition, déjà prônée par l’intellectuel égyptien Muhammad Ahmad Khalaf-Allah, suscite une opposition dans les milieux musulmans, le Coran étant considéré un texte sacré intouchable. Il faut cependant relever que les auteurs musulmans classiques sont majoritairement d’avis que l’ordre actuel confus du Coran est une décision humaine. Mais pour encourager les pays musulmans à mettre de l’ordre dans le Coran, il faudrait que les maisons d’édition et les traducteurs du Coran en Occident prennent l’initiative et aient le courage de le publier dans l’ordre chronologique. Ce qui n’est pas très facile. Ma propre traduction du Coran a été refusée par une quarantaine d’éditeurs en France, en Belgique et en Suisse, avant d’être acceptée par un éditeur suisse, que je remercie.
Voir mes deux ouvrages
Le Coran: texte arabe et traduction française par ordre chronologique selon l’Azhar, avec renvoi aux variantes, aux abrogations et aux écrits juifs et chrétiens.
Mahmud Muhammad Taha: Mahmud Muhammad Taha entre le Coran mecquois et le Coran médinois, Createspace (Amazon), Charleston, 2018, 146 pages
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