Libéraux musulmans: Abdelmajid Charfi

Abdelmajid Charfi, Professeur à la Faculté des Lettres de la Manouba à Tunis, et titulaire de la Chaire UNESCO d’étude comparative des religions. Il a beaucoup investi dans l’interprétation des normes musulmanes. Il a rédigé plusieurs ouvrages dont nous citerons notamment Al-islam wal-hadathah (L’islam et la modernité), paru en 1991, et Al-islam bayn al-risalah wal-tarikh, paru en 2001, qui a fait l’objet d’une traduction française (L’islam entre le message et l’histoire), que nous utiliserons ici.

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Ce penseur ne voit pas l’intérêt de couper le Coran en deux et d’en supprimer la partie normative comme le fait Taha. Il estime que la révélation donnée à Mahomet “ne parle pas de la shari’ah dans le sens de la loi divine, mais lui donne celui de voie”. Il cite à cet égard le verset 45:18: “Nous t’avons, ensuite, placé sur la voie de l’ordre. Suis-la!”. Sauf dans de rares cas, cette révélation “ne détaille pas les modalités d’application juridique de cette direction, et se contente de donner des solutions ponctuelles qui se posent à la société musulmane d’alors. Le message de Mahomet n’est pas juridique, mais “traite de ce qui était bien et ce qui était mal au moment où la révélation est survenue”. Ce qui explique la flexibilité des normes coraniques même dans les domaines cultuels comme la prière, le pèlerinage, l’aumône ou le jeûne du Ramadan. Ce n’est que plus tard que les juristes musulmans ont établi des normes rigides qui trahissent l’esprit du Coran, en inventant des hadiths à l’appui de leurs positions, transformant ces actes en rituels mécaniques, formels, inadaptés aux exigences de la vie actuelle.

Ce raisonnement est étendu par Charfi aux normes proprement juridiques comme l’apostasie, pour laquelle le Coran ne prévoit pas de châtiment ici-bas, mais que les juristes punissent de mort en inventant un hadith attribué à Mahomet, en violation de la prescription coranique qui interdit toute contrainte en religion (2:256). Il en est de même de la peine de mort que le Coran prévoit (2:178) mais en insistant plus sur le pardon de la part des proches de la victime que sur la sanction. Il ajoute: “La punition, sous quelque forme que ce soit, n’est pas envisagée pour elle-même, mais en fonction des exigences de la vie au sens le plus large […]. Dans ce cas, la commutation de la peine capitale en peine de prison ou autre n’est pas incompatible avec le principe général énoncé par le Coran”, et ce pour éviter que des innocents soient mis à mort pour cause d’erreur judiciaire et pour laisser la porte ouverte à une possible réparation de la faute. Charfi étend ce raisonnement aussi à l’amputation de la main du voleur (5:38), qu’on peut remplacer par d’autres sanctions du moment qu’on peut parvenir par d’autres moyens au même but recherché par le Coran. La rigidité des juristes est manifeste en ce qui concerne l’adultère puni dans le Coran par la flagellation (24:2), et chez les juristes par la lapidation. Charfi donne aussi l’exemple du délai d’attente de la femme répudiée ou de la veuve (2:228; 65:4). La raison de cette norme coranique est de s’assurer que la femme n’est pas enceinte. Les législations arabes continuent à prévoir ce délai bien que le but coranique puisse être atteint de nos jours par des moyens scientifiques, éprouvés et simples en même temps.

En ce qui concerne l’interdiction coranique des intérêts, elle visait l’usure qui accablait le débiteur, et non pas les rapports actuels entre une banque et un privé, rapports réglés par l’État pour éviter justement l’usure. Il faut donc voir le but coranique et non pas l’application littérale des versets coraniques. Ceci évite les expédients juridiques et les jongleries auxquelles se livrent les banques musulmanes, avec la bénédiction des autorités religieuses officielles. Ces banques, dit-il, “n’ont de musulman que le nom, et les bénéfices qu’elles retirent de leurs prêts (et auxquels elles donnent une autre appellation pour les dissimuler) sont sans doute supérieurs à ceux des banques normales. Elles profitent en réalité davantage à leurs gestionnaires qu’à leurs clients abusés”. Il salue à cet égard “la position courageuse prise par le cheikh de l’Azhar en 1998, quand il s’en est pris aux banques dites musulmanes, en marquant sa préférence pour les banques ordinaires”.

Partant de ces exemples, Charfi estime qu’on n’est pas obligé de comprendre le message de Mahomet comme l’ont fait ses contemporains:

Les musulmans, en suivant aveuglement leurs savants et les chefs de file des écoles juridiques et des sectes, tombent dans le même travers que les “Gens de l’Écriture” avant eux, qui ont pris des seigneurs en dehors de Dieu, ce que le Coran a dénoncé (9:31). Oubliant la souplesse qui caractérise aussi bien le message que la conduite du Prophète, les musulmans prennent l’un et l’autre comme prétexte à l’immobilisme et non comme matière de réflexion.

Charfi part dans son raisonnement uniquement du texte coranique. Il ne tient pas compte des hadiths, auxquels il ne prête pas de crédit. En outre, il estime que les juristes classiques ont drapé leurs solutions juridiques par la religion, en prétendant qu’ils n’ont pas fait une œuvre humaine, puisque Dieu seul est législateur, malgré leurs désaccords sur de nombreuses questions. Les activités des juristes ont conduit à une conséquence grave: “Le musulman a cessé de fréquenter directement le texte coranique pour accorder la première place aux textes seconds qui prétendent en tirer les enseignements, alors qu’ils constituent un obstacle à la compréhension et à la réflexion personnelle, conduites sans la tutelle de personne et en toute liberté”. Charfi rejette aussi le recours au consensus comme source du droit auquel il voit deux défauts majeurs. Avant tout, le fait qu’il soit cantonné à l’opinion des experts en interprétation à l’exclusion des autres, notamment celui des gens ordinaires, ce qui est contraire à l’esprit du Coran. D’autre part, on a considéré le consensus d’une époque – et qui plus est, le consensus des faqihs du 9e et du 10e siècle – comme contraignant pour les époques postérieures. Or, dit-il, on doit plutôt prendre en compte ce que pense la communauté à une époque donnée, que ce soit conforme ou non à l’opinion des Anciens, surtout quand les circonstances et les situations sont radicalement différentes. Charfi rejette aussi le qiyas (raisonnement par analogie) qui a eu pour résultat de toujours porter l’attention sur le passé, non sur le présent, encore moins sur l’avenir. Il sert à assurer la continuité apparente entre le temps du Prophète et les époques suivantes. Ainsi, Charfi fait table rase de la science des fondements du droit musulman qui n’a pas connu de développement notable depuis les premières grandes œuvres et qui ne fait que rabâcher le discours des Anciens, en dépit de tous les changements qui ont affecté le contexte historique et les connaissances humaines.

Charfi va encore plus loin en adoptant une conception proche de celle avancée par Khalaf-Allah à propos de l’affirmation coranique que Mahomet est le dernier des prophètes (33:40). Ce verset est interprété traditionnellement comme signifiant que Mahomet scelle la chaîne des prophètes et que son message confirme le leur et prend le pas sur eux. La porte est scellée de l’intérieur et les normes musulmanes s’imposent à tous les musulmans. Pour Charfi, par contre, Mahomet scelle la porte de l’extérieur, il clôt la porte de la prophétie et y met fin, n’étant plus nécessaire:

[Mahomet] annonce à toute l’humanité l’inauguration d’une ère nouv

elle, d’une nouvelle étape de l’histoire où l’homme ayant atteint la maturité, n’aura plus besoin d’un guide ou d’un tuteur pour les moindres détails de son existence. Dans cette perspective, le rôle du Prophète de l’islam serait de guider l’homme dans sa nouvelle responsabilité et de lui faire assumer les conséquences de ses choix… En toute liberté, l’homme pourra habiter les maisons qu’il aura construites grâce à ses efforts personnels, à ce que lui indiquera sa raison, à ce que lui procurera son intelligence, à ce qu’exigeront ses intérêts personnels et collectifs… Alors le Prophète est vraiment “un témoin, un annonceur et un avertisseur”; par ses paroles et par ses actes, il est le “bel exemple”. Il a donné l’exemple en pratiquant la justice, l’amour, la miséricorde et la piété, ainsi qu’en menant une vie droite bien adaptée aux situations qu’il a vécues, et non parce qu’il a réglé, de manière totale et définitive, ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter, en toute situation et quelles que soient les circonstances. S’il en avait été ainsi, il aurait enraciné le conformisme qu’il était venu combattre, il n’aurait fait que remplacer une tradition par une autre.

Il est intéressant de relever ici que le penseur musulman tunisien Mohamed Talbi, que certains considèrent comme un penseur de référence – et même libéral à la base du dialogue islamo-chrétien, a lancé une condamnation sans appel contre Abdelmadjid Charfi dans un livre inquisitoire en arabe intitulé “lî yâtmaînna qalbi” (Pour tranquiliser mon cœur: compte-rendu), le qualifiant de “chef de file d’une école tunisienne de désislamisation”.

Mohamed Talbi définit la désislamisation comme étant une démarche qui tente de fonder la modernité par une sortie de l’Islam. Cela va jusqu’à redéfinir l’essence même de l’Islam. Le but ultime de la désislamisation serait de désacraliser le Coran.
Désacraliser la prophétie
Pour désacraliser le Coran, les désislamisés, selon Talbi, procèdent de deux manières :
– mettre en doute la véracité de la Prophétie,
– historiciser le processus de compilation du Coran.
Les islamologues désislamisés, Abdelmajid Charfi en tête, reprennent l’essentiel des arguments des Orientalistes, même quand ils ne les citent pas… Toujours selon Talbi.
Mohamed Talbi estime qu’Abdelmajid Charfi reprend dans son livre “L’Islam entre le message et l’histoire” l’essentiel de la thèse orientaliste tout en laissant à son lecteur le soin de franchir la dernière marche du raisonnement : la non-véracité de la Prophétie. C’est cela la duplicité des désislamisés selon Mohamed Talbi. En n’assumant pas la conclusion logique du raisonnement, Charfi laisse penser que son développement n’est qu’une lecture musulmane moderne du phénomène de la Prophétie, alors qu’elle n’est en fait, toujours selon M. Talbi, qu’une désacralisation de l’essence même de la religion.
Mais la doctrine désislamisée porte surtout sur la désacralisation du Coran.
La doctrine désislamisée telle qu’élaborée par Abdelmajid Charfi dans son ouvrage “L’Islam entre le message et l’histoire”, aboutit selon Talbi à la chose suivante : le Coran tel qu’il a été révélé à Muhammed est à jamais perdu. D’une part parce que le Coran originel est un récit oral. Cette oralité n’est plus récupérable. D’autre part le texte actuel du Coran aurait subi quelques retouches durant les trois premiers siècles de l’Hégire. La version actuelle du Coran ne remonte pas au temps des compagnons (VIIème siècle) mais plutôt aux Abbassides (Xème siècle).

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