Dans ce billet nous allons présenter un personnage-clé dans le système juridique musulman et qui peut jouer un rôle pacificateur, mais aussi provoquer des tensions, des meurtres, voire des guerres.
Le cheikh égyptien aveugle Omar Abdel-Rahman dont les fatwas ont mené à l’assassinat du Président Sadate et de Farag Fodah (voir plus loin)
1) Définition
La fatwa est l’avis émis par le mufti, connaisseur de la religion musulmane, à la suite d’une consultation par des particuliers ou des organes officiels pour connaître la position exacte à adopter, sur le plan cultuel, juridique ou politique, afin d’être en conformité avec la religion musulmane.
2) Importance
Demander la fatwa d’un mufti est une obligation morale, avec des implications parfois juridiques à l’égard d’autrui, pour le croyant qui veut vivre en conformité avec sa religion. Les ouvrages classiques affirment même que si le requérant ne trouve pas un mufti compétent, il doit entreprendre un voyage à sa recherche, même hors de son pays.
Comme corollaire à cette obligation du requérant, il est indispensable que la société ait un mufti. L’absence d’un tel personnage rend la société toute entière pécheresse. On n’a pas le droit d’habiter un pays qui ne dispose pas d’un mufti. L’importance de cette institution est illustrée par le Coran qui dispense du devoir de participer à la guerre certaines personnes chargées d’instruire les autres en matière de religion (9:122).
D’autre part, le mufti est tenu, moralement, de répondre à une question qui lui est posée s’il n’existe pas d’autres muftis dans sa région. S’il existe de tels muftis, sa réponse devient facultative. L’obligation de donner la fatwa est basée sur le verset coranique:
“Ceux qui dissimulent ce que nous avons fait descendre comme preuves et direction après que nous l’avons manifesté aux humains dans le livre, ceux-là, Dieu les maudit et les maudisseurs les maudissent” (2:159).
3) Règles régissant l’institution de mufti
Afin d’atténuer les abus de cette institution, les auteurs classiques et contemporains établissent des règles que doivent respecter le mufti ainsi que son requérant.
Conditions d’aptitude du mufti
– Le mufti doit être musulman puisque la fonction du mufti est de caractère religieux. Il m’est cependant arrivé d’être consulté par des musulmans sur des questions en rapport avec le droit musulman, bien qu’ils savaient que j’étais chrétien.
– Il doit être adulte. Dans la loi syrienne, le mufti doit avoir 30 ans.
– Il doit être équitable.
– Il doit être mujtahid (capable de faire un raisonnement juridique conformément au droit musulman).
– Il n’est pas nécessaire que le mufti soit de sexe masculin.
– Le statut d’homme libre n’est pas nécessaire, l’esclave pouvant être mufti.
– Selon certains, on ne saurait cumuler entre la fonction de mufti et de juge. Mais on admet que le juge puisse donner des consultations en matière religieuse.
– Le fait que le requérant et le mufti soient parents ne constitue pas un empêchement puisque la fatwa du mufti n’oblige pas. Il ne doit cependant pas être un adversaire du requérant.
Qualités personnelles du mufti
– Le mufti doit être bien intentionné.
– Il doit être posé, respectable et calme. Il doit s’abstenir de donner une fatwa en état d’émotivité: colère, faim, tristesse, joie excessive, sommeil, ennui, chaleur accablante, maladie douloureuse ou tout autre état qui l’écarte de la modération.
– Afin que les gens ne puissent l’acheter, il est recommandé que le mufti ne soit pas dans le besoin. De même, il doit connaître les gens, leurs astuces, leurs malices et leurs coutumes.
– Comme pour les fonctions judiciaires, le mufti doit éviter de rechercher cette fonction; il doit se laisser appeler par son propre mérite et le besoin de la cité.
Règles de forme de la fatwa
– Le mufti doit traiter les questions qui lui sont soumises chronologiquement.
– Il doit bien lire la feuille qui comporte la question jusqu’à sa fin.
– Il est préférable que le mufti lise la question aux présents qui sont des connaisseurs en l’affaire.
– Si le requérant est lent à comprendre, il faut avoir de la patience avec lui et s’efforcer de le comprendre.
– La réponse doit correspondre à la question. Le mufti ne saurait répondre aux données connues par lui si ces données ne figurent pas dans la question posée. Il peut cependant après la réponse, envisager le cas où la situation serait autrement que posée dans la question.
– La réponse peut être orale ou écrite.
– La réponse doit être faite avec une écriture claire, moyenne, ni fine, ni épaisse, avec des interlignes moyens, ni trop écartés, ni trop serrés. L’expression doit être claire, correcte, compréhensible par le commun des mortels, et que le spécialiste ne dénigre pas. Il est préférable que le style de l’écriture ou la plume ne soient pas changés en cours d’écriture par peur de falsification ou de doute. La réponse doit être relue pour éviter l’erreur.
Règles de fond de la fatwa
– La réponse du mufti doit être courte et compréhensible par le public. Certains muftis répondaient par oui ou non. Mais il est préférable de détailler la réponse.
– Le mufti ne doit pas chercher à faire plaisir au requérant, mais lui donner la réponse qui s’impose.
– Si la feuille soumise au mufti comporte une réponse d’un autre mufti compétent, il peut ajouter qu’il confirme la fatwa donnée. Si le mufti n’est pas compétent, il peut signaler que la fatwa donnée n’est pas à suivre.
– Le mufti n’est tenu de motiver sa fatwa que si elle est à l’intention d’un juge ou s’il donne une fatwa contraire à une autre fatwa.
– Il doit éviter de donner des réponses ambiguës pour ne pas mettre le public dans l’embarras; de traiter les autres de mécréants, sauf sur la base d’un texte clair; de s’exprimer en termes absolus, même si les juristes sont unanimes en la matière, car souvent les solutions unanimes cachent des divergences.
– Il ne doit pas se limiter à exposer le point de vue de son école. S’il trouve que la position d’une autre école est plus juste, il est tenu de l’indiquer à son requérant car la réponse doit toujours être conforme à la conviction intime.
Règles à respecter par le requérant de la fatwa
Le requérant de fatwa est toute personne qui n’a pas atteint le degré de mufti pour répondre lui-même aux questions qu’il se pose. Plusieurs règles le concernent.
– Il doit s’assurer de la compétence du mufti qu’il consulte.
– Il ne doit appliquer une fatwa que s’il est convaincu qu’elle est juste.
– Si la question a été traitée consécutivement par deux muftis, plusieurs attitudes sont conseillées: opter pour la position la plus dure ou, au contraire, pour la plus commode; s’adresser à un troisième mufti et suivre sa fatwa; choisir la fatwa q
u’il voudrait ou la fatwa de la personne qui lui semble la plus compétente.
– Si le mufti donne une fatwa dans une affaire et, par la suite, revient sur cette fatwa, le requérant est tenu de suivre la fatwa ultérieure.
– Si une question a été une fois décidée par un mufti et qu’elle se répète, il n’est plus nécessaire de la poser de nouveau au mufti. Certains cependant recommandent de le faire parce que le mufti peut avoir changé d’avis. Pour cette même raison, certains juristes n’admettent pas qu’une personne applique la fatwa d’un mufti décédé.
4) Rôle actuel du mufti dans les pays musulmans
Le mufti continue à occuper un rôle de premier ordre, tant dans la vie quotidienne des gens, que dans les sphères supérieures du pouvoir.
Plan privé
Sur le plan privé, les journaux, les périodiques et les stations de radio ou de télévision des pays musulmans mettent à la disposition du public un service de consultation religieuse et juridique exactement comme la rubrique du courrier du cœur dans les magazines occidentaux.
Sur le plan économique, les institutions bancaires musulmanes recourent à des fatwas, pour fonder leurs opérations financières. Ces fatwas sont publiées et mises à la disposition du public, faisant ainsi partie du marketing de ces institutions.
Plan judiciaire
Sur le plan judiciaire, les tribunaux recourent aux muftis pour avoir leur fatwa dans les procès. Mais ce recours est facultatif et le juge n’est pas tenu de suivre la fatwa. Le code de procédure pénale égyptien prévoit à son article 381 que le tribunal doit solliciter la fatwa du Mufti de la République avant de prononcer la peine de mort, mais il n’est pas tenu de la suivre.
Muftis d’État
Les pays musulmans disposent généralement d’un grand mufti auquel ils s’adressent pour justifier leurs décisions dans tous les plans touchant à la religion, y compris les questions de paix et de guerre. C’est ainsi que Sadate a dû solliciter une fatwa du grand mufti d’Egypte avant d’aller à Jérusalem et conclure le traité de paix avec Israël. Ce qui n’a pas empêché des fanatiques de l’assassiner … à la suite d’une autre fatwa.
L’Etat nomme aussi des muftis dans les centres urbains importants, et ces muftis sont rattachés au grand mufti. Les organismes publics et les privés peuvent s’adresser à eux.
5) Incidence des muftis sur les pays non-musulmans
Muftis en pays non-musulmans
En Occident, les centres musulmans livrent des fatwas à ceux qui les demandent. C’est le cas de la Fondation culturelle musulmane à Genève qui reçoit quotidiennement des questions des musulmans sur tous les domaines. L’imam en charge de cette Fondation donne des fatwas en réponse aux questions posées. Il consulte cependant souvent les fatwas déjà données ailleurs. Il arrive qu’il s’adresse à d’autres personnalités religieuses pour leur demander conseil ou avis. L’Imam répond gratuitement aux questions posées.
– Le Conseil européen des fatwas et de la recherche (Al-markaz al-‘uropi lil-ifta’ wal-buhuth), créé à Londres en 1997, dont font partie l’égyptien Youssef Al-Qaradawi et le marocain Youssef Ibram (Mosquée de Genève) connus pour leurs positions intégristes:
– Assembly of Muslim Jurists in America (Majma’ fuqaha’ al-shari’ah bi-Amrika).
Recours à des muftis dans un pays musulman
Les musulmans vivant en Occident s’adressent aussi à des muftis dans les pays musulmans. Certains recueils en font mention. Citons ici un cas très significatif tiré du livre d’Al-Qaradawi à qui un musulman vivant dans un pays socialiste pose une question concernant les intérêts bancaires et les assurances sur la marchandise.
Il arrive aussi que des pays occidentaux demandent aux musulmans qui y vivent de leur fournir une fatwa d’une autorité religieuse reconnue dans les pays musulmans. Ainsi, des musulmans vivant à Bruxelles demandèrent d’avoir leur propre cimetière, et le gouvernement belge requit une fatwa pour justifier leur demande, fatwa obtenue de la Commission saoudienne de fatwa.
Effet extra-territorial d’une fatwa
Il arrive que des fatwas prononcées dans un pays musulman aient une application générale. Le cas le plus connu en Occident est la fameuse fatwa de l’Imam Khomeini du 14 février 1989 condamnant Salman Rushdie à la peine de mort :
De nombreux intellectuels musulmans, même ceux vivant en Occident, ont fait l’objet de fatwas les condamnant à mort, et certains ont effectivement été tués à la suite de ces fatwas. C’est le cas de Rashad Khalifa assassiné aux Etats-Unis le 31 janvier 1990 et et de Farag Fodah assassiné en Egypte le 8 june 1992.
6) Football jeu de mécréants… déclare un mufti saoudien
Une fatwa saoudienne d’août 2005 a déclaré que le football est un sport non isla-mique. Il devrait donc être proscrit ou alors ne servir qu’à s’entraîner physiquement en vue du jihad, la guerre sainte. Trois footballeurs de l’équipe de la ville de Taëf, près de la Mecque, ont pris cette fatwa au pied de la lettre et quitté leur club et auraient rejoint dans la foulée le jihad en Irak. Deux d’entre eux se seraient fait exploser dans des attaques suicides, le troisième, arrêté avant de passer aux actes, croupirait dans la prison de Mossoul! Nous donnons quelques éléments de cette fatwa
Au nom de Dieu miséricordieux et bienveillant:
– Jouez au football sans délimiter le terrain par quatre lignes, car c’est là une rè-gle internationale inventée par les hérétiques.
– Ne suivez pas les habitudes des hérétiques, des juifs, des chrétiens et particulièrement des Américains malfaisants concernant le nombre de joueurs. Ne jouez pas avec 11 joueurs, mais utilisez-en plus ou moins.
– Jouez vêtus de vos vêtements habituels ou de vêtements qui leur ressemblent, mais pas avec des shorts colorés et des maillots portant un numéro, car les shorts et les maillots ne sont pas des vêtements musulmans. Ce sont des vêtements d’hérétiques et d’occidentaux, et prenez garde à ne pas imiter leur mode.
– Si vous remplissez les conditions précédentes et que vous avez l’intention de jouer au football, jouez pour fortifier votre corps, pour le rendre plus apte au combat pour Dieu et pour le préparer aux luttes du jihad. Le football n’est pas pour passer le temps ou pour se réjouir d’une soi-disant victoire.
– Au jeu de football ne nommez pas d’arbitre.
– Il ne devrait pas y avoir de spectateurs pour vous regarder jouer. Car si vous êtes là pour l’amour du sport et la fortification de votre corps comme vous le prétendez, pourquoi quelqu’un vous regarderait-il?
– Vous devriez utiliser deux poteaux au lieu de trois barres de bois ou d’acier délimitant l’espace où il faut mettre le ballon, en enlevant la barre transversale pour ne pas imiter les hérétiques, et pour refuser complètement le despotisme des règles internationales du football.
Mise en garde contre le football par un autre….
Pour les références, voir mon ouvrage Introduction au droit arabe: droit de la famille et des successions, droit pénal, droit médical, droit socio-économique, Createspace (Amazon), Charleston, 2e édition, 2012, 534 pages Amazon.fr
Les versets du Coran sont pris de ma traduction: Le Coran: texte arabe et traduction française par ordre chronologique selon l’Azhar, avec renvoi aux variantes, aux abrogations et aux écrits juifs et chrétiens.
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