Zaki Najib Mahmud (décédé en 1993), Professeur de philosophie à l’Université du Caire, est le philosophe contemporain le plus important du monde arabe. Il se dit adepte du positivisme scientifique. Les milieux islamistes le considèrent comme un ennemi de l’islam (voir: 1, 2, 3)
Ce philosophe a écrit trois livres formant un tout pour répondre à la question: “Quel chemin doit prendre la pensée arabe contemporaine qui lui garantirait de rester véritablement arabe et véritablement contemporaine”. Pour lui, il ne faut prendre du passé arabe que ce qui est utile dans notre société. L’utilité est le critère tant en ce qui concerne la civilisation arabe qu’en ce qui concerne la civilisation moderne. Pour juger ce qui est utile et ce qui ne l’est pas, il faut recourir à la raison, quelle que soit la source: révélation ou non-révélation. Ce qui suppose le rejet de toute sainteté dont est couvert le passé. Les choses doivent être appréciées en pratique, sans falsifier les données historiques ni tomber dans les généralisations.
Selon ce philosophe, il faut regarder les principes en tant qu’hypothèses et non pas en tant que vérités. Ces principes doivent pouvoir être changés selon le besoin sans crainte, même si cela ébranle tout. “La clé du vrai, aujourd’hui, est de bien digérer cette idée que nous sommes en transformation; donc nous sommes en mutation; donc le passé ne saurait régir l’avenir”.
Avant de construire une société moderne dans les pays arabes, il faut extirper deux choses:
– L’idée que se fait l’Arabe de la relation entre le ciel et la terre, selon laquelle “le ciel a commandé et la terre doit obéir; que le Créateur a tracé et planifié et la créature doit se satisfaire de son destin et de son sort”.
– L’idée que se fait l’Arabe de la volonté divine, coupant tout lien entre la cause et l’effet et accordant à cette volonté un pouvoir supérieur qui bafoue les lois de la nature.
Dans son livre Al-ma’qul wal-la ma’qul (le rationnel et l’irrationnel), il demande de ne retenir du passé que le côté rationnel et de rejeter l’irrationnel. L’irrationnel consiste dans les mythes, le mysticisme, la croyance en des personnes pieuses, la sorcellerie, l’astrologie, vu que ces choses ne sont pas soumises à la raison. Nous lui avons demandé lors d’une rencontre le 26 mai 1977 où classe-t-il la révélation: est-ce du rationnel ou de l’irrationnel? Donc, faut-il la garder ou la rejeter? Il m’a dicté ce qui suit:
La révélation est un point de départ, une hypothèse, à partir de laquelle découle le raisonnement. Si quelqu’un veut analyser une question incluse dans la révélation, son analyse doit se faire de façon rationnelle. Par contre, la révélation en elle-même est une question de foi, c’est-à-dire une prémisse à l’exactitude de laquelle il faut se fier pour pouvoir y baser des opérations de déduction.
Pour comprendre cette réponse ambiguë, il faut retourner à un passage dans son livre Tajdid al-fikr al-‘arabi (Le renouvellement de la pensée arabe) où il dit qu’un système idéologique ne peut pas être préféré à un autre sur la base de l’exactitude ou l’inexactitude, mais sur la base de l’utilité. Ce faisant, ce philosophe évite d’entrer dans l’examen du système musulman qui risque de lui poser des problèmes politiques. Mais il nous semble clair qu’il rejette la révélation. Le système philosophique qu’il professe rejette la métaphysique et la considère comme un mythe.
Zaki Najib Mahmud appartient à la génération qui, comme le dit Fu’ad Zakariyya, n’a pas pris trop au sérieux les mouvements musulmans. Mais pouvait-il trop s’y attaquer sans s’exposer à leur violence? Le fait suivant illustre ce problème.
En 1977, les revues et les journaux égyptiens publiaient des projets de droit pénal musulman. Dans une interview, en avril 1977, à la revue cairote de gauche Rose al-Youssof, Zaki Najib Mahmud dit qu’il “se sent vivre un cauchemar idéologique ou une farce”. Les peines que proclament ces ataviques (salafiyyun) sont en opposition avec l’esprit de l’époque. Il pose une question: “Qui va couper la main du voleur? Est-ce le chirurgien qui a juré de protéger et de sauver les gens et de recoller les mains coupées, ou le boucher?” Mais sans se laisser emballer par le pessimisme, il ajoute: “Je crois que le courant de la vie pratique est bien plus fort que les adeptes des idées momifiées. La réalité finira par s’imposer à eux”.
La revue islamiste Al-I’tisam publia alors dans son numéro de mai 1977 un article de quatre pages avec des manchettes en rouge. L’auteur de l’article accuse le philosophe de s’être moqué de la loi de Dieu. Répondant à sa question, il dit: “Nous rassurons Monsieur le docteur que celui qui coupera la main du voleur sera le médecin. Mais ce sera le boucher qui coupera les langues des désobéissants révoltés parmi les philosophes, les lettrés et les artistes”.
Zaki Najib Mahmud répondit dans les colonnes qui lui sont réservées dans Al-Ahram, le 16 juillet 1977, dans un article intitulé: “Le dialogue avec les gosses”. Il y dit: “Cet auteur se croit en droit de juger la conscience et le cœur des gens. Il sème ses jugements, traitant d’athées et d’incroyants les autres sans calculer. Ce qui montre qu’il n’a pas confiance dans sa propre foi […]. Or, il sait que chacun est responsable, comme il l’est lui-même, devant Dieu […]. Cette paralysie idéologique s’étend lorsque le peuple est atteint par la pauvreté de sa capacité de raisonner et par la faiblesse de sa vie intellectuelle en général”. Il demande à quoi peut servir de couper sa langue chez le boucher: à libérer Jérusalem, à mettre terme à l’ignorance en Égypte, à trouver du travail aux milliers de chômeurs? Il termine par cette parole: “Mais malheur à moi, que suis-je en train de dire? Depuis quand le dialogue avec les gosses a-t-il pu être utile? “.
Zaki Najib Mahmud reconnaît ailleurs qu’une question continuait à lui revenir dans l’esprit d’une manière pressante: comment faire pour revivifier la religion afin qu’elle redevienne une force propulsive? Il avoue cependant qu’il la laissait de côté en raison de son incompétence dans ce domaine. Un aveu grave de la part d’un philosophe de son calibre, suivi d’une déclaration de foi: “Je crois au maximum que notre sortie de la chute civilisationnelle dans laquelle nous nous trouvons depuis longtemps, en vue de marcher avec le reste de l’humanité comme partenaire et non en tant que suiveurs, cette sortie ne se réalisera que si les stimulants viennent de la religion et les moyens, de la science”.
Il critique les courants musulmans qui dénigrent continuellement les sciences et poussent les gens dans l’ignorance, comme c’est le cas du grand orateur Al-Sha’rawi (décédé en 1998). Il reproche à Roger Garaudy, le penseur français converti à l’islam, d’avoir diffusé dans les milieux musulmans l’idée que l’Occident a des moyens scientifiques, mais n’a pas d’objectifs, raison pour laquelle il se serait converti, et non pas pour des raisons de conviction religieuse. Ces idées sont contre-productives dans un monde arabe qui, même s’il a les objectifs, il lui manque les moyens. Garaudy pousse les Arabes à rejeter la modernité de l’époque actuelle. Or, au lieu de fuir leur époque, comme Garaudy l’a fait par rapport à la civilisation occidentale, il faudrait rajouter à cette époque ce qui lui manque.
Zaki Najib Mahmud fait deux reproches aux islamistes:
– Ils se limitent aux cinq piliers de l’islam: la profession de la foi, la prière, le pèlerinage, le jeûne et l’aumône légale, oubliant les éléments essentiels qui forment l’espace musulman, les murs de
la maison musulmane, à savoir l’action. Le Coran ne dit-il pas: “C’est lui qui a fait pour vous la terre très soumise. Parcourez donc ses grandes étendues; mangez de ce que Dieu vous accorde pour votre subsistance” (67:15)? Dieu nous demande, non pas de nous promener, mais de travailler la terre pour en tirer notre subsistance. Et cela est un ordre de Dieu autant que les cinq piliers de l’islam. Certains lisent le Coran et le chantent par dévotion. Or, il y a une autre dévotion bien plus élevée, celle de le mettre en pratique, par l’action et la science. Les premiers versets coraniques révélés ordonnent de lire: “Lis au nom de ton Seigneur […]. Lis, car ton Seigneur est le très généreux qui a instruit l’homme au moyen du calame, et lui a enseigné ce qu’il ignorait” (96:1-5). Deux livres sont à lire: le Coran révélé par Dieu, et le Monde créé par Dieu. La science relève donc de la dévotion.
– Ils recourent à la violence: “On ne reproche pas aux extrémistes d’avoir choisi tel ou tel autre point de vue à travers lequel ils affirment leurs opinions et leurs positions. Non, au contraire, ceci constitue un signe de maturité. De même, on ne leur reproche pas d’essayer de convaincre autrui de s’associer à leur point de vue, puisqu’une telle tentative est la preuve qu’ils croient sincèrement à ce qu’ils pensent. Ce qu’on leur reproche n’est rien d’autre que la terreur qu’ils exercent contre les autres pour les forcer à accepter ce à quoi ils croient. C’est dans cette terreur que consiste le fond de l’extrémisme”. Il donne le conseil suivant à un extrémiste: “Je ne te demande pas de changer ce qui est à l’intérieur de toi-même. Tout ce que je te demande est de penser chaque fois que tu rencontres une autre personne fidèle à sa religion avec des différences dans la conception et l’interprétation, que cette personne pratique sa religion comme elle l’a apprise en croyant qu’il s’agit bien de la bonne voie. Et dans ce cas, soit tu la laisses comme elle est, avec sa propre conscience, soit tu discutes avec elle calmement et d’une manière fructueuse”.
Je donne ici une interview en deux parties en arabe de ce philosophe
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