Source: No 17 Novembre 2005 : Exportations de la photographie / L’image fétiche
Une étrange rencontre
Notes de la rédaction
Ethnologues, Pierre Centlivres, professeur honoraire de l’université de Neuchâtel, et Micheline Centlivres-Demont se sont également intéressés à la photographie et l’imagerie populaire au Moyen-Orient. Ils ont publié Imageries populaires en Islam, Genève, Georg, 1997 et Portraits d’Afghanistan, Paris, A. Biro, 2002. Pierre Centlivres est aussi l’auteur de « Photographie et ethnologie : une compagne délaissée », in Traces : 100 ans de patrimoine photographique en Suisse, Bernes Memoriav, 2004.
Texte intégral
Les auteurs remercient M. Édouard Lambelet, petit-fils par alliance de E. H. Landrock et directeur de la maison Lehnert & Landrock au Caire, de nous avoir aimablement autorisés à reproduire les illustrations dues à ses prédécesseurs. Nous remercions aussi M. Michel Mégnin, un des meilleurs spécialistes de Lehnert, pour les nombreux renseignements qu’il nous a gracieusement communiqués, ainsi que M. Jean-Christophe Blaser, conservateur adjoint du musée de l’Élysée à Lausanne, M. Martin Gasser, conservateur de la Fotostiftung Schweiz à Winterthur, Mme Astrid Berglund à Paris, et M. Olivier Lugon, professeur à l’université de Lausanne, qui ont bien voulu nous fournir informations et documents.
Mais le portrait dont il est question ici est d’une tout autre nature et diffère totalement de l’imagerie populaire habituelle. Il s’agit d’un visage d’adolescent, avec une touche très occidentale évoquant le maniérisme de la Renaissance tardive, celle de la fin du Cinquecento, mais surtout les peintures d’adolescents du Caravage, par exemple le Jeune Garçon portant une corbeille de fruits de la galerie Borghese à Rome ou le Saint Jean-Baptistedu musée du Capitole ; même peau veloutée, même bouche entrouverte, même regard caressant. Il en existe plusieurs variantes ; toutes montrent la même physionomie juvénile, identifiée par une inscription telle que « Mohammad, l’Envoyé de Dieu », ou une légende plus circonstanciée se référant à un épisode de la vie du Prophète et à l’origine supposée de l’image. Nous y reviendrons.
Lehnert et Landrock ont sans doute joué sur le registre de l’exotisme et de ses fantasmes, mais avec talent. Les amateurs de ces photographies y trouvaient le reflet d’un univers imaginaire qui, outre le désert et les rues animées des bazars, outre les pittoresques vieillards, était habité d’adolescentes et d’adolescents aux corps et aux visages offerts suggérant, plutôt qu’une sexualité dévergondée, l’innocence des temps paradisiaques. Mais sourires et postures, jeux de lumière sur les corps découverts n’étaient pas dépourvus de sensualité.
C’est probablement une carte postale – la 106 selon la numérotation de L & L (fig. 4) – qui a servi de prototype aux images iraniennes, et non l’épreuve photographique elle-même (fig. 3). Seule la carte postale, et non les tirages, porte en effet l’intitulé « Mohamed » ce qui a sans doute orienté le choix de l’éditeur iranien. Cette carte postale représente le portrait d’un adolescent souriant, la bouche entrouverte, la tête enturbannée, un bouquet de jasmin à l’oreille.Si la photographie a été prise en 1905 ou 1906, selon Nicole Canet, l’impression de la carte postale est difficile à dater. D’après Michel Mégnin, la mise en circulation de la carte postale n° 106, de ton sépia, se situerait autour de 1920. Les séries de cette époque sont éditées en Allemagne par la maison d’édition mise sur pied par les photographes, Orient Kunst Verlag à Leipzig.
Deux questions, parmi d’autres, se posent à propos de cette étrange rencontre ; d’abord celle de la diffusion et du parcours de l’image du bassin méditerranéen vers Téhéran et Qom où les posters sont édités aujourd’hui ; ensuite, plus troublante, celle de ce qui a pu suggérer à l’éditeur iranien l’idée ou l’évidence, à la vue de la carte postale « Mohamed », d’une identité entre le Prophète de l’islam en ses jeunes années et l’adolescent de Tunis, ou plutôt entre l’image de l’un – les éditeurs iraniens, comme on le verra, font référence à une peinture du Prophète – et le portrait de l’autre.Sans le savoir ou sans le vouloir, Lehnert est à l’origine d’un malentendu centré autour d’une image d’adolescent et d’un nom. Mais avec le personnage de « Mohamed », le photographe orientaliste semble avoir saisi quelque chose du cœur même de cet Orient qu’il était venu chercher en Tunisie.Le modèle de Lehnert a été publié, à notre connaissance, selon deux poses légèrement différentes : l’une avec la tête inclinée à gauche, l’autre imperceptiblement à droite ; chaque pose existe en ton sépia et en quadrichromie. La carte 760 est la version couleur de la 106, la 2 500 la version sépia de la carte en couleur 590 (fig. 5). Les cartes 590, 760 et 2 500 sont légendées «Jeune arabe».
L & L utilisent le plus souvent des légendes « typologiques », telles que «Jeune arabe», «Type arabe», «Fillette bédouine»…, plus rarement un nom propre «Aisha», «Fathma», «Ahmed», ou encore «Mohamed», nom donné à plusieurs jeunes modèles (la carte 806 par exemple). Ces noms servent à personnaliser le sujet tout en le faisant entrer dans la catégorie d’Oriental et de musulman.
L’ubiquité de la carte postale comme support et contenu de messages, sa multiplication lui confèrent l’aptitude à ressurgir ailleurs que dans son lieu d’origine, hors du circuit fermé, dans ce cas, d’une clientèle européenne et coloniale et à prendre un sens nouveau dans un nouveau contexte, particulièrement dans l’espace idéologique et esthétique de l’islam iranien.Les diverses variantes des posters iraniens dérivent toutes du « Mohamed » de Lehnert. Certains en sont la reproduction presque littérale, avec un fond identique, les plus anciens sans doute. D’autres ont été fortement retravaillés, par exemple pour en atténuer le côté sensuel ou pour placer le prophète à venir dans un décor relatif à son histoire future, surenchérissant ainsi sur l’identité du personnage.
Dans une autre variante de notre collection (fig. 8), la tête de celui qui est désigné comme le Prophète de l’islam en devenir est éclairé d’en haut par des rais de lumière. Le fond est nouveau : l’arrière-plan consiste en un amas de rochers où s’ouvre une grotte, allusion à un épisode postérieur de la vie de Mahomet lorsque, au cours de l’hégire, il se réfugia dans une caverne à l’entrée de laquelle Dieu ordonna à une araignée de tisser sa toile afin d’égarer des poursuivants. Cette variante est signée et datée de 2001-2002. Là le portrait de l’adolescent est très retouché, les cils sont redessinés, les rayures du turban sont plus marquées que sur la carte postale.D’autres variantes ont un arrière-plan représentant la voûte céleste constellée d’étoiles ; sur l’une d’elles, l’épaule gauche du jeune homme a été recouverte d’un drapé.27Ainsi, le ou les artistes iraniens tendent à gommer ce qui dans la photographie de Lehnert féminise le modèle ou lui confère un aspect trop sensuel : fleurs à l’oreille, caresse du regard, voire épaule dénudée.
Notes
1 Oleg Grabar, « Les portraits du prophète Mahomet à Byzance et ailleurs », Académie des inscriptions et belles-lettres. Comptes-rendus des séances de l’année 2002, nov.-déc., fascicule 4, p. 1431-1445, Paris, Boccard, 2002, p. 1443 ; Silvia Naef, Y a-t-il une « question de l’image » en islam ? Paris, Téraèdre, 2004, p. 29. Notre collection comporte quatre images de ce type, représentant chacune une version différente du même modèle. Nous sommes redevables de l’une d’elles, acquise en 2003, à M. Alessandro Monsutti et de l’autre à Mme Sabrina Mervin. Jugées irrespectueuses pour le Prophète, ces images ont été interdites en Afghanistan par la Cour suprême islamique.2 Sur la question de l’image en islam, voir notamment, parmi une immense littérature, Youssef Qaradhawi, Le Licite et l’Illicite en Islam, Paris, Al Qalam, 1992, p. 110-122.3 S. Naef, op. cit., p. 54 et suivantes.4 Pierre Centlivres et Micheline Centlivres-Demont, « Une présence absente : symboles et images populaires du prophète Mahomet », in Derrière les images, Neuchâtel, Musée d’Ethnographie, 1998, p. 139-170.5 Id., Imageries populaires en Islam, Genève, Éditions Georg, 1997.6 Il s’agit de « Lehnert et Landrock. Photographies orientalistes 1905-1930 », Nicole Canet, galerie Au Bonheur du jour, Paris 2004. Voir aussi le catalogue édité à cette occasion par N. Canet.7 Charles Henri Favrod et André Rouvinez, Lehnert & Landrock. Orient 1904-1930, Paris, Marval, 1999 ; Philippe Cardinal, L’Orient d’un photographe : Lehnert & Landrock, Lausanne, Favre, 1987 ; Joseph Geraci, « Lehnert & Landrock of North Africa », History of Photography, vol. 27, n° 3, automne 2003, p. 294-298 ; Astrid Berglund, Lehnert & Landrock : l’immobile voyage en Orient, Lausanne, faculté des lettres, section d’histoire de l’art (mémoire de licence ; manuscrit non publié), 2003, vol. I, 96 p., vol. II, 174 ill.8 Alain Fleig, Rêves de papier, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1997.9 J. Geraci, art. cit., p. 296.10 Michel Mégnin, « André Gide, Rudolf Lehnert et la poésie arabe. Images et réalité de la pédérastie en terre d’islam », Bulletin des Amis d’André Gide, XXXVIIIe année, vol. XXXIII, n° 146, avril 2005, p. 153-178.11 «About the end of June each day at sunset, every Arab, rich or poor, buys a small bunch of jasmine from the itinerant vendors who cry their wares in the streets. The flower is then fastened in the turban over the ear, as shown in the picture.»12 Par exemple, dans L’Homme, races et coutumes, du Dr R. Verneau, Paris, Larousse, 1931, p. 194, avec une illustration correspondant à la carte postale 105: « Fathma, almée du Caire »!13 Entre autres, Philippe Cardinal dans Libération, le 15 novembre 1984. Dans Beaux-Arts magazine, février 1986, on trouve la photographie de « Mohamed » avec la légende : «Le garçon au laurier blanc [?], l’éphèbe échanson, est au cœur de la poésie classique des Arabes. Un cliché qui aurait plu à André Gide.»14 Cf. note 7.15 Le musée de l’Élysée a également consacré une exposition à « L’Égypte de Lehnert & Landrock 1923-1930 » montrée à Paris en 1995, et à Sierre en 2003.16 Malek Alloula, Le Harem colonial : Images d’un sous-érotisme, Paris, Séguier, 2001 (1re édition 1981).17 Jean-Noël Ferrié et Gilles Boëtsch, « Contre Alloula : le ‘Harem Colonial’ revisité », in G. Beaugé et J.-F. Clément, L’Image dans le monde arabe, Paris, CNRS Éditions, 1995, p. 299-304.18 Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004, p. 180.19 Douze ans selon la tradition.20 “Rum” désigne une ville du monde chrétien et pas nécessairement Rome.21 O. Grabar, art. cit., p. 1442. Voir également A. Abel, « Bahîrâ », in Encyclopédie de l’Islam, nouvelle édition, t. I, Leyde, E. J. Brill et Paris, G.-P. Maisonneuve, 1960, p. 949-951.22 O. Grabar, art. cit., p. 1442.23 Maurice Gaudefroy-Demombynes, Mahomet, Paris, Albin Michel, 1969 (1re édition 1957), p. 209.24 O. Grabar, art. cit., p. 1444.
Pour citer cet article
Référence électronique
Pierre Centlivres et Micheline Centlivres-Demont , « Une étrange rencontre », Études photographiques , 17 | Novembre 2005 , [En ligne], mis en ligne le 28 août 2008. URL : http://etudesphotographiques.revues.org/index747.html. Consulté le 26 décembre 2011.
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