La photographie orientaliste de Lehnert et Landrock et l’image iranienne du prophète Mahomet

Source:  No 17 Novembre 2005 : Exportations de la photographie / L’image fétiche

Une étrange rencontre

La photographie orientaliste de Lehnert et Landrock et l’image iranienne du prophète Mahomet
Pierre Centlivres et Micheline Centlivres-Demont
p. 4-15
RésuméDepuis la fin des années 1990, des spécialistes de l’iconographie musulmane découvrent avec stupéfaction des images sur papier, imprimées en Iran, montrant le portrait du prophète Mahomet jeune en éphèbe coiffé d’un turban.

Notes de la rédaction

Ethnologues, Pierre Centlivres, professeur honoraire de l’université de Neuchâtel, et Micheline Centlivres-Demont se sont également intéressés à la photographie et l’imagerie populaire au Moyen-Orient. Ils ont publié Imageries populaires en Islam, Genève, Georg, 1997 et Portraits d’Afghanistan, Paris, A. Biro, 2002. Pierre Centlivres est aussi l’auteur de  « Photographie et ethnologie : une compagne délaissée », in Traces : 100 ans de patrimoine photographique en Suisse, Bernes Memoriav, 2004.

Texte intégral

Les auteurs remercient M. Édouard Lambelet, petit-fils par alliance de E. H. Landrock et directeur de la maison Lehnert & Landrock au Caire, de nous avoir aimablement autorisés à reproduire les illustrations dues à ses prédécesseurs. Nous remercions aussi M. Michel Mégnin, un des meilleurs spécialistes de Lehnert, pour les nombreux renseignements qu’il nous a gracieusement communiqués, ainsi que M. Jean-Christophe Blaser, conservateur adjoint du musée de l’Élysée à Lausanne, M. Martin Gasser, conservateur de la Fotostiftung Schweiz à Winterthur, Mme Astrid Berglund à Paris, et M. Olivier Lugon, professeur à l’université de Lausanne, qui ont bien voulu nous fournir informations et documents.

Fig. 1. Portrait de Mohomet jeune, affiche imprimée à Téhéran, 30,5 x 20,5 cm, acquise à Téhéran à l’été 2004, coll. Sabrina Mervin.
Depuis la fin des années 1990, des spécialistes de l’iconographie musulmane découvrent avec stupéfaction des images sur papier, imprimées en Iran, montrant le portrait du prophète Mahomet jeune en éphèbe coiffé d’un turban1.
Malgré l’interdiction – relative – de la représentation de la figure humaine en islam, et plus spécialement de la famille du Prophète, des images en couleurs d’Ali, le gendre de Mahomet, et de ses fils Hassan et Hussein, représentés dans un registre populaire, ne sont pas rares en Iran. Le chiisme iranien semble plus tolérant sur ce point que l’orthodoxie sunnite2.
Ces personnages vénérés sont figurés avec des traits stéréotypés et des attributs facilitant leur identification. On en ignore les prototypes. En Perse, la peinture des miniatures atteint sa maturité aux xive et xve siècles. L’emprunt à l’art européen est sensible dès le siècle suivant avec la mode des portraits, à la suite de l’empire ottoman3. Le Prophète lui-même est parfois représenté, et cela dès le xiiie siècle, le plus souvent le visage voilé4.
Les « posters » religieux iraniens contemporains sont des images élaborées à l’aide de procédés modernes permettant un jeu infini de variantes à partir d’un modèle : peinture, dessin, photographie ou mélange d’images diverses. Mais si la technique est moderne, le type de la représentation est traditionnel : fond coloré uni, couleurs juxtaposées par à-plat. Les traits, postures et attributs – l’épée bifide d’Ali par exemple – sont conventionnels5.

Mais le portrait dont il est question ici est d’une tout autre nature et diffère totalement de l’imagerie populaire habituelle. Il s’agit d’un visage d’adolescent, avec une touche très occidentale évoquant le maniérisme de la Renaissance tardive, celle de la fin du Cinquecento, mais surtout les peintures d’adolescents du Caravage, par exemple le Jeune Garçon portant une corbeille de fruits de la galerie Borghese à Rome ou le Saint Jean-Baptistedu musée du Capitole ; même peau veloutée, même bouche entrouverte, même regard caressant. Il en existe plusieurs variantes ; toutes montrent la même physionomie juvénile, identifiée par une inscription telle que « Mohammad, l’Envoyé de Dieu », ou une légende plus circonstanciée se référant à un épisode de la vie du Prophète et à l’origine supposée de l’image. Nous y reviendrons.

Le hasard d’une exposition consacrée aux photographies de Lehnert et Landrock6 nous a permis d’en identifier l’origine. Il s’agit d’une œuvre de Lehnert (fig. 2).
Rudolf Franz Lehnert (1878-1948) et Ernst Heinrich Landrock (1878-1966)7, mentionnés ci-dessous sous L & L, nés l’un en Bohème, l’autre en Saxe, se rencontrent en Suisse en 1904 et décident de s’installer à Tunis, où Lehnert, au cours d’un premier séjour l’année précédente, avait été séduit par les paysages et les habitants, sensible qu’il était au rêve d’un Orient où se rencontraient encore les vestiges d’une civilisation qu’il imaginait harmonieuse et immuable. Lehnert, dans l’association, est le photographe, et Landrock le gestionnaire et l’éditeur. L’entreprise, installée à Tunis jusqu’en 1914, puis au Caire à partir de 1924, sera à l’origine de la création de toute une imagerie exotique et produira plusieurs milliers de photographies et de cartes postales de Tunisie, d’Égypte et d’autres pays du Proche-Orient.
Lehnert, qui avait suivi les cours de l’Institut des arts graphiques de Vienne, peut être rattaché au mouvement pictorialiste, partisan d’une photographie aspirant au statut d’œuvre d’art. Le désert, le moutonnement des dunes, le pittoresque des marchés et des quartiers indigènes du vieux Tunis, mais aussi les fillettes prépubères et les jeunes garçons en partie dévêtus que le photographe faisait poser dans le décor « oriental » de son ancien palais tunisien, forment la thématique d’un ensemble prodigieux de ce que Alain Fleig appelle les Rêves de papier8. Ses sujets féminins appartenaient vraisemblablement au monde de la prostitution9 ; les jeunes garçons pris pour modèles ne laissaient pas insensible une clientèle européenne adepte de “l’amour qui n’ose pas dire son nom”. Ces garçons et ces jeunes filles ont l’aspect gracieux d’un âge qui hésite entre l’enfance et l’adolescence, entre le féminin et le masculin.
Fig. 2. Carton d’invitation de l’exposition « Lehnert et Landrock. Photographies orientalistes 1905-1930 », galerie Au Bonheur du jour, 26 mai au 3 juillet 2004.
La parution en 1902 de L’Immoraliste d’André Gide est plus qu’une coïncidence10. Lehnert avait d’ailleurs rendu visite au peintre et photographe Wilhelm von Gloeden installé en Sicile, à Taormina, entre 1898 et 1913, à qui l’on doit des photographies esthétisantes de jeunes Siciliens vêtus à l’antique. Lehnert, par son goût du pittoresque, par ses mises en scène où il drape lui-même ses modèles avec des burnous, des turbans, des djellabas, par le décor de son palais orné de voûtes, de colonnes torsadées, de bassins, de jardins intérieurs et de portiques de marbre, par le choix de ses modèles à demi dénudés, se montrait fidèle à l’esthétique exotico-coloniale, chère aux peintres « orientalistes ». Étienne Dinet, dont l’Esclave d’amour et lumière des yeux, inspiré d’une photographie de Lehnert, se trouve au musée d’Orsay, comptait parmi ses amis.

Lehnert et Landrock ont sans doute joué sur le registre de l’exotisme et de ses fantasmes, mais avec talent. Les amateurs de ces photographies y trouvaient le reflet d’un univers imaginaire qui, outre le désert et les rues animées des bazars, outre les pittoresques vieillards, était habité d’adolescentes et d’adolescents aux corps et aux visages offerts suggérant, plutôt qu’une sexualité dévergondée, l’innocence des temps paradisiaques. Mais sourires et postures, jeux de lumière sur les corps découverts n’étaient pas dépourvus de sensualité.

Fig. 3. Lehnert et Landrock, portrait de jeune homme, tirage moderne d’après un négatif original, 22 x 16 cm, v. 1905-1906, coll. musée de l’Elysée, Lausanne
Fig. 4. Lehnert et Landrock, « Mohamed », carte postale n°106, 14 x 8,9 cm, envoyée en 1921, coll. P. et M. Centlivres.

C’est probablement une carte postale – la 106 selon la numérotation de L & L (fig. 4) – qui a servi de prototype aux images iraniennes, et non l’épreuve photographique elle-même (fig. 3). Seule la carte postale, et non les tirages, porte en effet l’intitulé « Mohamed » ce qui a sans doute orienté le choix de l’éditeur iranien. Cette carte postale représente le portrait d’un adolescent souriant, la bouche entrouverte, la tête enturbannée, un bouquet de jasmin à l’oreille.Si la photographie a été prise en 1905 ou 1906, selon Nicole Canet, l’impression de la carte postale est difficile à dater. D’après Michel Mégnin, la mise en circulation de la carte postale n° 106, de ton sépia, se situerait autour de 1920. Les séries de cette époque sont éditées en Allemagne par la maison d’édition mise sur pied par les photographes, Orient Kunst Verlag à Leipzig.

Fig. 5. Lehnert et Landrock, « Jeune arabe », carte postale n°590, 13,8 x 8,9 cm, avant 1921, coll. P. et M. Centlivres.

Deux questions, parmi d’autres, se posent à propos de cette étrange rencontre ; d’abord celle de la diffusion et du parcours de l’image du bassin méditerranéen vers Téhéran et Qom où les posters sont édités aujourd’hui ; ensuite, plus troublante, celle de ce qui a pu suggérer à l’éditeur iranien l’idée ou l’évidence, à la vue de la carte postale « Mohamed », d’une identité entre le Prophète de l’islam en ses jeunes années et l’adolescent de Tunis, ou plutôt entre l’image de l’un – les éditeurs iraniens, comme on le verra, font référence à une peinture du Prophète – et le portrait de l’autre.Sans le savoir ou sans le vouloir, Lehnert est à l’origine d’un malentendu centré autour d’une image d’adolescent et d’un nom. Mais avec le personnage de « Mohamed », le photographe orientaliste semble avoir saisi quelque chose du cœur même de cet Orient qu’il était venu chercher en Tunisie.Le modèle de Lehnert a été publié, à notre connaissance, selon deux poses légèrement différentes : l’une avec la tête inclinée à gauche, l’autre imperceptiblement à droite ; chaque pose existe en ton sépia et en quadrichromie. La carte 760 est la version couleur de la 106, la 2 500 la version sépia de la carte en couleur 590 (fig. 5). Les cartes 590, 760 et 2 500 sont légendées «Jeune arabe».

Certaines cartes postales d’Afrique du Nord, celles de Jean Geiser, de Lévy, de Flandrin, de Neurdein, entre autres, affichent alors une prétention typologique et documentaire ; les séries « scènes et types » veulent offrir un tableau de la vie et des « races » indigènes, entre l’ethnographie et le souvenir touristique. L’œuvre de L & L n’échappe pas aux lois du genre. Dans son numéro de janvier 1914, The National Geographic Magazine publie un dossier sur la Tunisie, intitulé « Here and There in Northern Africa », illustré de 16 pages de photogravures et de 114 illustrations photographiques, la plupart signées L & L. La photogravure de la page 35 est intitulée «An Arab and his flower». C’est le cliché correspondant à la carte 106. La légende est caractéristique du mode ethnographique11. Les photographies de L & L, même du style « colonial » le plus affirmé, se trouvent d’ailleurs dans d’autres publications à statut scientifique12. Mais derrière l’apparence « objectiviste » se cachent de tout autres motifs.

L & L utilisent le plus souvent des légendes « typologiques », telles que «Jeune arabe», «Type arabe», «Fillette bédouine»…, plus rarement un nom propre «Aisha», «Fathma», «Ahmed», ou encore «Mohamed», nom donné à plusieurs jeunes modèles (la carte 806 par exemple). Ces noms servent à personnaliser le sujet tout en le faisant entrer dans la catégorie d’Oriental et de musulman.

Lehnert et Landrock se séparent en 1930. Lehnert retourne à Tunis. Après une forte diffusion dans les années 1920 et 1930, après la mort de Lehnert en 1946 et celle de Landrock en 1966, leur œuvre est redécouverte dans les années 1980 et fait l’objet d’articles13, de livres14 et d’expositions en Égypte, à Paris (Institut d’Orient, 1984), à Lausanne (musée de l’Élysée, 199115) et ailleurs. Les images iraniennes ne sont pas attestées avant les années 1990. À moins d’une enquête sur place que nous n’avons pu effectuer, il n’est actuellement pas possible de retracer le cheminement de l’image.
Dans Le Harem colonial. Images d’un sous-érotisme16, Malek Alloula analyse un corpus de cartes postales à sujets féminins provenant principalement d’Algérie, allant de la fin du xixe siècle au début du xxe siècle. Il dénonce à juste titre le rapport illusoire à la réalité et le caractère répétitif et obsessionnel d’une imagerie liée au contexte colonial, centrée sur le voyeurisme et la représentation vulgaire du corps nu. Alloua ne publie que deux cartes postales de L & L, celle de la page 50 (édition 2001) intitulée «Femmes arabes» et celle de la page 76 (id.) intitulée «Danseuse des “Ouled Naïl”». Sans doute la qualité artistique des images les innocente-t-elle, aux yeux d’Alloula, du péché colonialiste.
Nous avons mentionné l’ambiguïté de certaines images de Lehnert mettant en scène des jeunes filles et des jeunes garçons dévêtus. Mais peut-on dire, à leur propos, qu’elles sont grevées d’une tare fondamentale, marquées et déterminées par les fantasmes qui les sous-tendent17 ? Ses photographies, et particulièrement le « Mohamed » de la carte postale 106, sont-elles porteuses du stigmate d’un imaginaire douteux ? Sont-elles entachées d’infamie dès l’origine ?
Les théoriciens du portrait tel Hans Belting18 entendent démontrer que ce dernier ne saurait apparaître « qu’au travers de forces historiques assujetties à une herméneutique particulière ». Pourtant, celui de « Mohamed » recèle des potentialités polysémiques et son ambiguïté même prête à des lectures diverses. On ne saurait donc le réduire à un produit culturel suspect, ni à un schème interprétatif simpliste.
Fig. 6. Portrait de Mahomet jeune, affiche imprimée à Téhéran, 50 x 34,5 cm, acquise en nov. 1998, N°1695 de la coll. P. et M. Centlivres.

L’ubiquité de la carte postale comme support et contenu de messages, sa multiplication lui confèrent l’aptitude à ressurgir ailleurs que dans son lieu d’origine, hors du circuit fermé, dans ce cas, d’une clientèle européenne et coloniale et à prendre un sens nouveau dans un nouveau contexte, particulièrement dans l’espace idéologique et esthétique de l’islam iranien.Les diverses variantes des posters iraniens dérivent toutes du « Mohamed » de Lehnert. Certains en sont la reproduction presque littérale, avec un fond identique, les plus anciens sans doute. D’autres ont été fortement retravaillés, par exemple pour en atténuer le côté sensuel ou pour placer le prophète à venir dans un décor relatif à son histoire future, surenchérissant ainsi sur l’identité du personnage.

L’image ci-dessus de notre collection est l’une des plus proches de la carte postale ; le visage n’est guère retouché. La légende comporte deux lignes disant : « Le plus ferme Gardien de la Vérité et de la Justice, le Guide que les musulmans placent le plus haut, le Vénéré Mohammad, fils d’Abdullah. Que la paix soit sur Lui et les siens » et « Portrait béni du Vénéré Mohammad à l’âge de dix-huit ans19 au cours d’un voyage de La Mecque à Damas alors qu’il accompagnait son oncle vénéré en expédition commerciale. Portrait dû au pinceau d’un moine chrétien, l’original se trouvant actuellement dans un musée de Rum20. » L’image ci-contre, retravaillée elle aussi, porte des traces de pinceau la rehaussant de blanc et de couleur. L’artiste a ajouté une fossette au menton de l’adolescent. Le turban rayé de vert est maintenu par un galon vert et or. La grappe de jasmin sur l’oreille droite a été transformée, comme sur presque toutes les variantes, en une sorte de débordement du turban.
Fig. 7. Portrait de Mahomet jeune, affiche imprimée à Téhéran, 49,5 x 34,5 cm acquise en nov. 1998, coll. P. et M. Centlivres.

Dans une autre variante de notre collection (fig. 8), la tête de celui qui est désigné comme le Prophète de l’islam en devenir est éclairé d’en haut par des rais de lumière. Le fond est nouveau : l’arrière-plan consiste en un amas de rochers où s’ouvre une grotte, allusion à un épisode postérieur de la vie de Mahomet lorsque, au cours de l’hégire, il se réfugia dans une caverne à l’entrée de laquelle Dieu ordonna à une araignée de tisser sa toile afin d’égarer des poursuivants. Cette variante est signée et datée de 2001-2002. Là le portrait de l’adolescent est très retouché, les cils sont redessinés, les rayures du turban sont plus marquées que sur la carte postale.D’autres variantes ont un arrière-plan représentant la voûte céleste constellée d’étoiles ; sur l’une d’elles, l’épaule gauche du jeune homme a été recouverte d’un drapé.27Ainsi, le ou les artistes iraniens tendent à gommer ce qui dans la photographie de Lehnert féminise le modèle ou lui confère un aspect trop sensuel : fleurs à l’oreille, caresse du regard, voire épaule dénudée.

La légende de l’image 1695 de notre collection (voir fig. 6) parle d’un moine chrétien, peintre du portrait. Il doit s’agir du moine Bahîrâ, nestorien ou orthodoxe21, qui, selon la tradition, aurait reconnu à un signe – le sceau de la prophétie placé entre ses deux épaules – le prophète à venir lors de son passage en Syrie. L’identification de l’élu de Dieu par le moine chrétien, selon certaines versions, aurait eu lieu à la suite d’un dialogue, dans lequel le premier aurait affirmé : « Quand je regarde le ciel et les étoiles, je me vois au-dessus des étoiles », d’où le décor de fond des variantes susmentionnées.
Fig. 8. « Mohammad, l’Envoyé de Dieu », affiche imprimée à Qom (Iran), 49 x 34 cm, acquise en 2003, n°2624 de la coll. P. et M. Centlivres.
La tradition cependant ne dit nullement que Bahîrâ aurait été peintre, et ce dernier trait fait peut-être allusion à une autre légende rapportée par Grabar22 selon laquelle l’empereur de Byzance Héraclius (610-641) aurait montré à une délégation de marchands mecquois une série de portraits de prophètes dont celui de Mahomet, le dernier d’entre eux.
À défaut d’une description physique de Mahomet du temps de son adolescence, si ce n’est la mention de la marque prophétique, on peut se référer à certains éléments du portrait classique décrit par les auteurs arabes et se rapportant au Prophète adulte. « Le teint blanc légèrement coloré de rougeur ; les yeux noirs ; les joues lisses23… » qui peuvent s’appliquer à l’adolescent. Les éditeurs iraniens ont choisi un prototype représentant un idéal de jeunesse, de beauté et d’harmonie.
Ce qu’on peut remarquer avec Grabar, c’est qu’il ne s’agit pas du portrait d’un personnage, mais d’une « représentation d’une représentation24 ». Ce portrait d’un portrait dans les nombreuses variantes iraniennes, par son attribution, non seulement disculpe les musulmans du sacrilège que représenterait la figuration du Prophète, mais affirme également une reconnaissance, par les chrétiens, de la vocation prophétique de Mahomet. Il est piquant que le « Mohamed » de Lehnert en soit le dernier (?) avatar.

Notes

1 Oleg Grabar, « Les portraits du prophète Mahomet à Byzance et ailleurs », Académie des inscriptions et belles-lettres. Comptes-rendus des séances de l’année 2002, nov.-déc., fascicule 4, p. 1431-1445, Paris, Boccard, 2002, p. 1443 ; Silvia Naef, Y a-t-il une « question de l’image » en islam ? Paris, Téraèdre, 2004, p. 29. Notre collection comporte quatre images de ce type, représentant chacune une version différente du même modèle. Nous sommes redevables de l’une d’elles, acquise en 2003, à M. Alessandro Monsutti et de l’autre à Mme Sabrina Mervin. Jugées irrespectueuses pour le Prophète, ces images ont été interdites en Afghanistan par la Cour suprême islamique.2 Sur la question de l’image en islam, voir notamment, parmi une immense littérature, Youssef Qaradhawi, Le Licite et l’Illicite en Islam, Paris, Al Qalam, 1992, p. 110-122.3 S. Naef, op. cit., p. 54 et suivantes.4 Pierre Centlivres et Micheline Centlivres-Demont, « Une présence absente : symboles et images populaires du prophète Mahomet », in Derrière les images, Neuchâtel, Musée d’Ethnographie, 1998, p. 139-170.5 Id., Imageries populaires en Islam, Genève, Éditions Georg, 1997.6 Il s’agit de « Lehnert et Landrock. Photographies orientalistes 1905-1930 », Nicole Canet, galerie Au Bonheur du jour, Paris 2004. Voir aussi le catalogue édité à cette occasion par N. Canet.7 Charles Henri Favrod et André Rouvinez, Lehnert & Landrock. Orient 1904-1930, Paris, Marval, 1999 ; Philippe Cardinal, L’Orient d’un photographe : Lehnert & Landrock, Lausanne, Favre, 1987 ; Joseph Geraci, « Lehnert & Landrock of North Africa », History of Photography, vol. 27, n° 3, automne 2003, p. 294-298 ; Astrid Berglund, Lehnert & Landrock : l’immobile voyage en Orient, Lausanne, faculté des lettres, section d’histoire de l’art (mémoire de licence ; manuscrit non publié), 2003, vol. I, 96 p., vol. II, 174 ill.8 Alain Fleig, Rêves de papier, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1997.9 J. Geraci, art. cit., p. 296.10 Michel Mégnin, « André Gide, Rudolf Lehnert et la poésie arabe. Images et réalité de la pédérastie en terre d’islam », Bulletin des Amis d’André Gide, XXXVIIIe année, vol. XXXIII, n° 146, avril 2005, p. 153-178.11 «About the end of June each day at sunset, every Arab, rich or poor, buys a small bunch of jasmine from the itinerant vendors who cry their wares in the streets. The flower is then fastened in the turban over the ear, as shown in the picture.»12 Par exemple, dans L’Homme, races et coutumes, du Dr R. Verneau, Paris, Larousse, 1931, p. 194, avec une illustration correspondant à la carte postale 105: « Fathma, almée du Caire »!13 Entre autres, Philippe Cardinal dans Libération, le 15 novembre 1984. Dans Beaux-Arts magazine, février 1986, on trouve la photographie de « Mohamed » avec la légende : «Le garçon au laurier blanc [?], l’éphèbe échanson, est au cœur de la poésie classique des Arabes. Un cliché qui aurait plu à André Gide.»14 Cf. note 7.15 Le musée de l’Élysée a également consacré une exposition à « L’Égypte de Lehnert & Landrock 1923-1930 » montrée à Paris en 1995, et à Sierre en 2003.16 Malek Alloula, Le Harem colonial : Images d’un sous-érotisme, Paris, Séguier, 2001 (1re édition 1981).17 Jean-Noël Ferrié et Gilles Boëtsch, « Contre Alloula : le ‘Harem Colonial’ revisité », in G. Beaugé et J.-F. Clément, L’Image dans le monde arabe, Paris, CNRS Éditions, 1995, p. 299-304.18 Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004, p. 180.19 Douze ans selon la tradition.20 “Rum” désigne une ville du monde chrétien et pas nécessairement Rome.21 O. Grabar, art. cit., p. 1442. Voir également A. Abel, « Bahîrâ », in Encyclopédie de l’Islam, nouvelle édition, t. I, Leyde, E. J. Brill et Paris, G.-P. Maisonneuve, 1960, p. 949-951.22 O. Grabar, art. cit., p. 1442.23 Maurice Gaudefroy-Demombynes, Mahomet, Paris, Albin Michel, 1969 (1re édition 1957), p. 209.24 O. Grabar, art. cit., p. 1444.

Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre Centlivres et Micheline Centlivres-Demont , « Une étrange rencontre », Études photographiques , 17 | Novembre 2005 , [En ligne], mis en ligne le 28 août 2008. URL : http://etudesphotographiques.revues.org/index747.html. Consulté le 26 décembre 2011.

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