LA BIBLE EST-ELLE PAROLE DE DIEU ?

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Peut-on vraiment dire que la Bible est la parole de Dieu ? Ne s’agit-il pas là d’une exagération, d’un abus de langage, de l’une de ces proclamations excessives dont fourmillent les catéchismes, les liturgies et les prédications ?

Dans les différentes Églises, on trouve des affirmations souvent très catégoriques qui laissent entendre que chaque expression, chaque phrase de la Bible viendrait de Dieu. Ainsi, en 1893, une encyclique du pape Léon XIII déclare : “Les livres saints ont été dictés par le Saint Esprit”. Un siècle après, en 1993, au cours d’une audience solennelle réunissant les cardinaux, le corps diplomatique et des professeurs de théologie, Jean-Paul 2 cite cette phrase et en souligne l’importance. En 1965, le Concile de Vatican 2 adopte la constitution Dei verbum qui déclare : “Les livres entiers de l’Ancien et du Nouveau Testament avec toutes leurs parties … ont Dieu pour auteur”. Du côté protestant, les grandes Confessions du seizième siècle vont dans le même sens. Ainsi celle de la Rochelle, en 1559, déclare que les Écritures contiennent la parole de Dieu. La Confession helvétique postérieure de 1566 commence par un chapitre qui a pour titre : “de l’Écriture sainte, vraie parole de Dieu”. En 1842, un pasteur de Genève, Louis Gaussen compare les auteurs humains qui ont mis par écrit les textes bibliques à des “porte-plume”, aujourd’hui on dirait des machines à écrire (ou à traitement de texte). Ils auraient été des instruments dociles et passifs qui se seraient contentés d’enregistrer et de transcrire ce que Dieu leur disait, sans rien n’y ajouter, retrancher, ou transformer si peu que ce soit.

De telles affirmations, qu’on rencontre en catholicisme comme en protestantisme me paraissent à la fois fausses et dangereuses. Bien qu’inspirées par une vive piété et par un grand amour pour la Bible, elles n’aident pas à la bien comprendre et à justement l’utiliser. Je vais développer en quatre points les raisons qui empêchent de dire aussi massivement et radicalement que la Bible est parole de Dieu, qui obligent à préciser et à nuancer cette affirmation.

1. PAROLE ET ÉCRITURE.

Le premier point part d’une constatation toute banale. La Bible ne se présente pas à nous sous la forme d’une parole mais d’un écrit (ou plus exactement d’un recueil d’écrits divers).

Il était autrefois courant, c’est aujourd’hui plus rare qu’au cours du culte, le prédicateur introduise la lecture d’un passage de la Bible en disant “maintenant, nous allons lire la Parole de Dieu”. Cette formule a quelque chose d’étrange. Normalement, une parole ne se lit pas; elle s’écoute. Bien sûr, il faut se garder de distinctions ou d’oppositions trop tranchées. Il arrive que l’on dise et que l’on écrive exactement les mêmes mots, les mêmes phrases, les mêmes idées. On peut lire un discours im­primé ou écouter la lecture d’un texte sans que le contenu en soit modifié ni que le sens en soit changé. Pourtant, nous le sentons et l’expérimentons constamment, la parole et l’écrit nous atteignent, nous touchent de manière différente et n’établissent pas la même relation entre deux personnes. Lire un article n’équivaut pas à écouter un cours ou une conférence. Correspondre par lettre ou par email ne revient pas au même que se parler au téléphone, même si le contenu de la communication est identique. L’écrit suppose une distance, un écart et éloignement. Chacun reste de son côté. On n’a pas directement affaire à quelqu’un, mais à quelque chose qui pro­vient de lui. Au contraire, la parole implique une présence vi­vante, une rencontre personnelle, une proximité et un contact immédiat.

La plupart des livres de la Bible sont nés de prédications ou de harangues (celles des prophètes, des évangélistes, des apôtres, et bien sûr, de Jésus). Leurs propos ont été ensuite sur le papier. Dans les Écritures, nous avons de la parole figée, mise en conserve ou congelée. Quand on veut manger des conserves ou consommer des aliments surgelés, il faut les réchauffer pour qu’ils deviennent mangeables, assimi­lables, pour qu’ils nourrissent. De même, il faut que le texte retrouve vi­gueur et chaleur pour qu’il nous atteigne comme une parole. Ricœur écrit que la tâche du prédicateur consiste “à restituer en parole ce qui est donné en texte”.

Aux seizième et dix-septième siècles, dans plusieurs pays, pas en France, mais en Espagne, en Italie, en Autriche, en Bavière, les évêques interdisent la diffusion des Bibles imprimées, non par obscurantisme, mais parce qu’ils tiennent à une annonce vivante et personnelle de l’évangile. Ils reprochaient à la lecture du livre son caractère individualiste et intellectuel. Parce qu’ils sont aussi sensibles à ces dangers, à la même époque, les protestants soulignent l’importance de la prédication. “Toute la vie et la substance de l’Église, affirme Luther, sont dans la parole de Dieu … je ne parle pas, précise-t-il, de la parole écrite, mais de la parole vo­cale” (c’est-à-dire prêchée). Au moment où les protestants français étaient persécutés au dix-huitième siècle, des sages, des prudents leur conseillaient de pratiquer la lecture de la Bible dans les maisons, en famille, portes et fenêtres fermées et de renoncer à réunir des cultes clandestins, trop dange­reux. Ils n’ont pas voulu. La foi vient de ce que l’on entend, ont-ils dit à la suite de Paul; et ils précisaient : de ce qu’on entend, pas de ce qu’on lit. La vie chrétienne se nourrit de la prédication de l’évangile, non de la seule lecture per­sonnelle et individuelle de la Bible. Toutefois, une prédication n’est vrai­ment évangélique que si elle se fonde sur le texte, lui reste fidèle, et se donne pour mission de le rendre vivant et actuel. On ne peut annoncer l’évangile que parce qu’on se réfère aux écrits qui le transmet­tent.

Ce premier point conduit à souligner que la Bible n’est pas parole de Dieu en tant que texte. Elle ne l’est pas quand on l’enferme dans un placard, ou qu’on en fait un usage strictement littéraire. Mais lorsqu’elle suscite une prédication authentique, qui transforme le texte en message vi­vant et actuel, alors surgit et retentit la Parole de Dieu.

2. LA BIBLE ET L’ESPRIT.

Mon deuxième point part d’une citation. La voici : La Bible est “une chose morte, sans aucune vigueur”. Cette phrase n’a pas été écrite par un athée, un incroyant, par un adver­saire du christianisme, mais par Calvin dans un de ses sermons. Il ne s’agit nulle­ment d’un lapsus, ou d’un moment d’égarement, mais bel et bien d’un thème qui revient à plusieurs reprises sous sa plume. Il considère qu’en elle-même la Bible est inerte et sans force, dépourvue de sens et de valeur. Elle ne devient parole vivante et vivifiante de Dieu que par l’action du Saint Esprit dans le coeur et l’esprit de ceux qui la lisent ou qui écoutent la prédication qu’elle suscite. La Parole de Dieu se fait entendre lorsque le discours qui nous vient du dehors, que formule l’Écriture, qu’annonce la prédication, est animé, vivifié par le souffle intérieur de l’Esprit. “L’Esprit qui parle dans la Bible, écrit Zwingli, et l’Esprit qui parle à notre âme se confirment mutuel­lement”.

Le dix-neuvième siècle s’est beaucoup préoc­cupé de l’inspiration des auteurs sacrés, des hommes qui ont rédigé les livres bibliques. Comment ont-ils entendu, reçu, transmis la parole de Dieu, comment leur a-t-elle été insufflée, comment ont-ils fait pour l’écrire ? On a proposé di­verses théories et on en a beaucoup discuté. Aujourd’hui, catholiques et protestants soulignent que l’inspiration des lecteurs de la Bible a autant d’importance et joue un rôle aussi décisif que celle de ses auteurs. “Il est nécessaire, affirme Calvin, que le même esprit qui a parlé par la bouche des prophètes entre dans nos coeurs”. Pour cette raison, dans les cultes réformés, la lecture de la Bible s’accompagne d’une prière qui demande à l’Esprit d’agir pour que le texte lu devienne parole vivante. Sans l’Esprit, les passages les plus beaux des Écritures et les prédi­cations les plus émouvantes relèvent de la littérature ou de l’art, et ne portent pas un message divin.

Si le texte a besoin de l’inspira­tion, réciproquement l’inspiration a besoin du texte qui la contrôle, la vé­rifie et l’authentifie. Au seizième siècle, ceux qu’on appelait alors les “enthousiastes” ou les “illuministes” pensaient que l’Esprit leur parlait directement, qu’il se faisait entendre dans leur conscience, et qu’ils n’avaient donc pas besoin de Livres saints. On leur a justement objecté que nous avons toujours tendance à confondre nos désirs et nos passions avec la volonté de Dieu, et que nous prenons facilement ce qui nous plaît pour une vérité venue d’en haut. Si l’Écriture sans l’Esprit est une lettre morte, à l’inverse l’Esprit sans l’Écriture est muet. L’Esprit ne dit pas d’autres mots que ceux de la Bible, mais il en fait une parole de Dieu pour nous.

Ce qui conduit à une deuxième indication : la Parole de Dieu ne réside pas seulement dans l’Écriture ou uniquement dans l’Esprit, mais se fait entendre dans leur conjonction. De même que l’étincelle électrique jaillit entre deux pôles, de même la parole surgit de l’interaction du livre et de l’Esprit.

3. LA PAROLE FAITE CHAIR.

Mon troisième point s’appuie sur une citation non pas de Calvin, comme le deuxième, mais de l’évangile de Jean. Il commence ainsi : “Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu … Tout a été fait par elle et rien n’a été fait sans elle … La Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous pleine de grâce et de vérité”.

Ce passage très connu appelle trois brèves observations. D’abord, il n’y est pas question de la Bible. Quand il parle de la parole divine, Jean ne mentionne ni l’Ancien ni le Nouveau Testament. Ensuite, il implique que la parole divine existe avant tout livre, puis­qu’elle se trouve au commencement, au moment même de la création. La parole de Dieu précède la Bible. Enfin, quand la parole de Dieu cherche à se faire entendre des humains, lorsqu’elle veut les at­teindre, elle ne se fait pas livre, mais “chair”, c’est-à-dire personne. Le Nouveau Testament appelle Jésus-Christ, et non un écrit, parole de Dieu.

On a parfois soutenu que l’Islam et le christianisme avaient en commun d’être des religions du livre (même s’il ne s’agit pas du même livre). Les deux religions se fondent, en effet, l’une et l’autre, sur une Écriture sainte, et se montrent toutes deux soucieuses de fidélité au texte inspiré. Sans nier cette parenté, on ne doit pas oublier qu’elle s’accompagne d’une grande différence. Pour la grande majorité des musulmans, l’autorité su­prême réside dans le Coran, dont l’original se trouve de toute éternité dans le Ciel et que Dieu dicte à son prophète. Mahomet ou Mohammed est le serviteur du Coran, il lui est subordonné; son rôle consiste à le transmettre aux fidèles. Dans le christianisme, l’autorité suprême réside dans le Christ, parole incarnée de Dieu. La Bible est au service du Christ, sa mission est de lui rendre témoi­gnage. Comme le dit Luther, elle est la servante dont il est le Seigneur. La foi chrétienne n’est pas foi en la Bible, mais bien foi au Christ. La valeur et l’importance décisives de la Bible viennent de son lien avec le Christ. Elle permet de le connaître d’entendre et de recevoir sa parole.

Je termine ce troisième point, comme les deux précédents par une affirmation : La Bible est Parole de Dieu dans la mesure où elle rend témoi­gnage au Christ, conduit à lui, le fait rencontrer.

4. LA BIBLE, OUVRAGE HUMAIN.

Mon quatrième point porte sur l’humanité de la Bible. Si, pour les croyants, elle contient et transmet la parole de Dieu, elle n’en demeure pas moins un livre humain.

Humain parce qu’il n’est pas tombe pas tout fait, tout écrit du Ciel. Les différents livres qui composent la Bible ont été rédigés par des hommes. Ils ont procédé comme n’importe quel auteur. Ils ont réuni des documents et entrepris des enquêtes (Luc l’indique au début de son évangile). Ils ont travaillé avec des collaborateurs (Paul en mentionne plusieurs). Leurs textes ont parfois subi des remaniements (ainsi, la Genèse combine plusieurs récits antérieurs, et les épîtres aux Corinthiens sont des morceaux choisis de diverses lettres de Paul). Enfin, on a choisi les livres qui forment l’Ancien et le Nouveau Testament à la suite d’hésitations qui ont duré plusieurs siècles sur ceux qu’il fallait retenir et ceux qu’on devait écarter. Notre Bible résulte d’un long processus historique que l’on peut reconstituer sans faire appel à des inter­ventions surnaturelles.

Humain, également, parce que s’y expriment des idées, des opinions et des sentiments très humains. On y trouve les croyances, les connaissances et les conceptions des cultures anciennes. Ainsi, l’auteur du premier chapitre de la Genèse écrit que le soleil et la lune sont les deux plus grands astres du Ciel. Nous savons bien qu’il se trompe, et qu’il ne s’agit pas d’une parole de Dieu, mais d’une science aujourd’hui dépassée. Plus grave, la Bible contient des cris de haine et de vengeance qui contredisent le com­mandement d’amour, ainsi, ce psaume 137 au si beau début (“Sur les bords des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions en nous souve­nant de Jérusalem) et à la fin tellement horrible (“Heureux celui qui saisit tes enfants et les écrase sur un rocher”). Comment penser que cette abomi­nable béatitude vient de Dieu ou est inspirée par lui ?

La Bible a été écrite non pas par Dieu ou sous sa dictée, mais par des hommes qui y racontent comment ils ont entendu, reçu, compris, interprété la parole de Dieu dans des expériences privilégiées qu’ils ont vécues. À proprement parler, la Bible n’est pas parole de Dieu, elle est le rapport qui en a été donné, le témoignage qui lui a été rendu. Elle nous fait entendre, dans un langage imparfait, parfois contradictoire, avec des erreurs et des ratés, ce que Dieu nous annonce, et ce qu’il veut que nous devenions.

Je résume ainsi ce quatrième point : on peut qualifier la Bible de parole de Dieu quand à travers les écrits humains qui la composent nous percevons la voix divine qui nous appelle à la conversion et nous ouvre à une vie nouvelle.

DEUX IMAGES

Deux images, l’une ancienne, l’autre contemporaine, vont éclairer et illustrer ces quatre points.

La première, je l’emprunte à Luther. Le réformateur compare la Bible au berceau de jonc qui portait Moïse sur les eaux du Nil. Le berceau n’a de valeur qu’à cause de l’enfant qui s’y trouve couché. Le berceau n’est pas l’enfant, mais, sans le berceau, l’enfant se serait noyé et aurait péri. De même, la Bible n’est pas la parole de Dieu, mais sans la Bible qui la porte, la parole divine ne nous parviendrait pas.

Et maintenant, l’image contemporaine. Un de mes amis possède un disque ancien (un 78 tours) d’un concerto de Mozart qui a été enregistré entre les deux guerres par le très grand violoniste Jacques Thibault. Ce disque n’a pas la pureté de son des C.D. actuels; il gratte et nasille. Il est cependant précieux parce que grâce à lui on peut écouter une interprétation exceptionnelle de Mozart. Il n’est pas la musique, mais il la véhicule jusqu’à nous, sans lui, elle aurait disparu, elle serait perdue. De même que le disque permet d’écouter la musique, sans se confondre avec elle, de même la Bible est l’instrument ou le vecteur qui nous permet d’entendre la Parole de Dieu.

André Gounelle

BRÈVE PRÉSENTATION D’ANDRÉ GOUNELLE

Né en 1933, après une enfance en Algérie et au Maroc (1935-1952), André Gounelle fait des études en philosophie et en théologie (1952-1957). Il est ensuite pasteur de l’Église Réformée en Algérie pendant la guerre d’indépendance, puis à Dijon, ensuite à Nimes.

À partir de 1970 jusqu’à sa retraite en 1998, il est professeur à la Faculté de Théologie Protestante de Montpellier dont il est Doyen pendant 6 ans. Il siège au Conseil National de l’Église Réformée de France pendant douze ans. Il est membre et ancien président de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, membre et ancien président de l’Association Libérale Évangile et Liberté. Docteur d’État de l’Université de Strasbourg, docteur honoris causa de l’Université de Lausanne et de l’Université Laval à Québec, il est également chevalier des Palmes Académiques et de la Légion d’honneur.

Il a particulièrement travaillé l’histoire de la théologie protestante et s’est spécialisé dans les théologies nord-américaines de la seconde moitié du vingtième siècle (théologies dites de la mort de Dieu, théologie du Process et, tout particulièrement, la pensée du philosophe et théologien germano-américain Paul Tillich dont il codirige l’édition des œuvres en traduction française). Il a publié une vingtaine de livres et environ 800 articles qui s’inscrivent dans la ligne théologique du protestantisme libéral.

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