Gaffe genevoise en matière de cimetières religieux

Cédant à “des pressions politiques”, la Ville de Genève a créé en 1979, en violation de la Loi de 1876, “un emplace­ment destiné exclusivement à l’inhumation de personnes de confes­sion musulmane” dans l’un des quartiers dits de concessions du ci­metière du Petit-Saconnex. La nouvelle s’étant rapidement répan­due, le carré précité s’est aussitôt transformé de fait en cimetière islamique suisse.

Au début de l’année 1992, Michel Rossetti, conseiller administratif chargé du Département des affaires sociales, a décidé “non pas de supprimer le carré illégalement aménagé, mais d’interdire l’inhu­mation de tout musulman qui n’était pas domicilié sur le territoire de la Ville de Genève”, et que, lorsque le carré serait saturé, “la Loi de 1876 s’appliquerait indistinctement à toutes les communau­tés, y compris à la communauté musulmane”. Ce faisant, il adopta, en quelque sorte, le raisonnement qui a été celui du Grand Conseil en 1876 concernant le cimetière juif de Carouge.

Expliquant au journal La Suisse que les musulmans à Genève ont été traités comme toutes les communautés, Michel Rossetti ajoute: “D’ailleurs je suis d’avis que c’est en perpétuant les distinctions que l’on perpétue les antagonismes entre citoyens”. Mais l’auteur de l’article, intitulé À quand un cimetière musulman? présente l’affaire sous un autre angle en faisant des musulmans des victimes de dis­crimination, sans même se demander pourquoi les musulmans re­fusent de se faire enterrer avec les autres, oubliant en outre que les catholiques et les protestants n’ont pas de cimetières à eux. Il dit: “Pas plus que Genève, les autorités suisses, à quelques exceptions près, ne voient apparemment pas d’un très bon œil la présence de tombes islamiques dans leur cimetière”. Il indique qu’en février 1993, la Fondation culturelle islamique et la Fondation des cime­tières islamiques suisses ont envoyé quelque 900 lettres aux com­munes romandes. Ces démarches sont restées sans résultat.

Ce faux pas de Genève, qui a consisté à créer un carré séparé ré­servé exclusivement aux musulmans en violation de la loi, continue encore à provoquer un débat dans les instances cantonales et muni­cipales à Genève ainsi que dans d’autres cantons. Et maintenant non seulement les musulmans réclament des cimetières à eux, mais aussi les juifs libéraux, les arméniens et les anglicans. Le rêve d’unir les vivants en unifiant les morts qu’ont essayé de réaliser la Constitution fédérale de 1874 et la Loi genevoise de 1876, ce rêve-là est en train de s’effriter face aux revendications sectaires exploi­tées par des visées politiques partisanes, y compris par ceux qui se disent athées ainsi que par les socialistes et les verts!

Il suffit à cet égard de lire les débats passionnés, pour ne pas dire envenimés, qui ont eu lieu au Conseil municipal de la Ville de Ge­nève en 1993 ou en 1999, pour se rendre compte que les démons du passé ne sont pas morts. La Ville de Genève se prête d’ailleurs facilement à ce genre de passions du fait qu’elle est le siège de nombreuses organisations internationales et comporte une minorité musulmane importante. Les intérêts en jeu sont résumés par la question écrite présentée le 4 novembre 1993 au Conseil d’État ge­nevois par le député Jacques M. Torrent dans laquelle il évoque “l’émotion suscitée par l’impossibilité d’enterrer à Genève, selon le rite musulman, un ambassadeur d’un pays du Moyen-Orient”. Il s’agit d’Adnan Tercici, ambassadeur du Liban qui résidait à Berne. Torrent se demande: “Si la Loi genevoise ne prévoit que des cime­tières laïques, digne héritage du Kulturkampf, ne pourrait-on pas imaginer une évolution dans ce domaine en rapport avec un statut de ville internationale?” Il ajoute:

Le respect dû aux morts dépasse les petites querelles partisanes et mérite bien mieux qu’un traitement administratif borné et dépassé.

Faut-il rappeler aussi, sur un plan strictement politique, que pour une Genève qui se veut investie d’une mission de bons offices et d’un Esprit les pays mu­sulmans représentent plus de 30 voix à l’ONU.

Le Conseil d’État pense-t-il pouvoir trouver une solution pratique pour résou­dre ce problème en contradiction avec l’Esprit de Genève et l’intérêt de notre canton?

Michel Rossetti exprime l’opinion opposée. Répondant à une inter­pellation de Manuel Tornare et Olivier Coste intitulée Cimetière musulman: Rambo gaffeur 2? du 8 avril 1992, il dit:

Vous avez tout simplement ignoré l’histoire de ce pays et l’histoire de ce can­ton. Si vous aviez retenu cette histoire, vous auriez pris en considération le fait que nous vivons dans un État où existe la séparation de l’État et de l’Église et que, en particulier dans le canton de Genève, la laïcité s’est imposée depuis as­sez longtemps et jusque dans les cimetières. Voyez-vous, la Loi de 1876 n’est pas le fruit du hasard parce que les institutions ne sont jamais le fruit du ha­sard. La Loi de 1876 a été discutée à une époque où les conflits de religion, entre protestants et catholiques, n’étaient pas si loin…

Accepter l’autre, oui, mais pas au détriment de nos institutions. Je me permet­trai de vous dire qu’il y a d’autres communautés … qui, se prévalant de l’exemple du cimetière musulman, revendiquent le même droit, en disant: “Pourquoi eux et pas nous?” Le Conseil administratif a déjà dû répondre né­gativement à la communauté apostolique arménienne. J’ai été approché à la fin de l’année dernière par la communauté juive libérale. D’ores et déjà, je lui ai fait savoir qu’il n’était pas question d’étendre une exception qui, en réalité… constitue une violation de la loi. La décision qui a été prise, à l’époque, en 1979, par le Conseiller administratif, à la requête d’un conseiller d’État, est manifestement une violation de la loi. …

Nos prédécesseurs de 1876, en défendant l’égalité, qui est un principe républi­cain auquel je suis farouchement attaché, ne voulaient précisément pas qu’il y ait une inégalité dans la mort. C’est la raison pour laquelle on a défendu le principe de l’inhumation dans des conditions bien précises. La loi nous dit: “Les inhumations doivent avoir lieu dans des fosses établies à la suite les unes des autres dans un ordre régulier et déterminé d’avance, sans aucune distinc­tion de culte ou autre”. Cela, c’est l’égalité. C’est l’absence de ghetto dans nos cimetières et ce n’est pas aujourd’hui, en 1992, où l’on revient en arrière, où se développent les intégrismes, le fondamentalisme, que nous devons mettre en péril la paix religieuse, une certaine conception de l’État que nous avons et que nous défendons. C’est la raison pour laquelle le Conseil administratif a pris la décision que vous connaissez. Il ne s’agit évidemment pas de supprimer le cimetière musulman. Nous allons vers la saturation mais nous ne permet­trons l’inhumation qu’au profit des personnes qui réalisent les conditions d’ap­plication de notre Règlement. À saturation, les personnes qui pratiquent une autre religion accepteront d’être comme les autres, mélangées. Je pense que c’est une saine conception des choses et cela n’a rien à voir avec une pseudo-liberté que vous défendez.

Répondant à une question le 15 octobre 1996, Michel Rossetti dit:

Je suis effaré de constater dans cette République le manque de courage de certains milieux et de certains responsables. Je souhaite que nous restions à la ligne qui nous a si bien servis, puisque nous avons la paix civile et religieuse depuis le siècle dernier.

Signalons ici que les partisans d’un cimetière confessionnel ont in­voqué le principe de la réciprocité. Ainsi l’interpellation de Manuel Tornare et Olivier Coste du 8 avril 1992 dit que “les chrétiens vi­vant dans les pays orientaux ont généralement la possibilité de s’y faire ensevelir”. Michèle Künzler, membre du Conseil municipal, releva dans un autre débat:

Il faut savoir que dans les pays islamiques ce droit est réciproque. Les chré­tiens ont des coins séparés dans les cimetières musulmans, aussi bien en Iran qu’ailleurs. Il est important de savoir qu’eux nous accordent la réciprocité, donc nous aussi nous devons la leur accorder, même si je suis pour la laïcité.

Michel Rossetti répond:

Vous savez très bien que ce que vous avez dit n’est pas vrai. Là, j’ai un texte de Marie Casteno, qui donne un certain nombre d’exemples. Je lis: “En Arabie saoudite, les chrétiens n’ont officiellement pas le droit d’exister. Pendant la guerre du Golfe, les armées occidentales étaient venues accompagnées de leurs aumôniers militaires qui avaient dû se cacher sous des tenues d’infir­miers pour ne pas provoquer. Le Conseil œcuménique des Églises, à Genève, confirme que les étrangers n’ont pas vraiment le droit de pratiquer leur culte mais qu’ils sont au bénéfice d’une tolérance…” et j’en ai une page comme cela.

Dans une lettre du 10 juin 1996, le Conseiller d’État Gérard Ram­seyer nous écrit:

En nous fondant sur la disposition légale précitée (article 8 de la Loi de 1876), nous avons toujours soutenu qu’il n’était pas possible de créer à Genève un cimetière musulman, voire même un simple carré musulman dans un cime­tière existant.

En réponse à notre question si “la loi cantonale genevoise permet à une communauté religieuse (p. ex. musulmane ou juive) d’acheter un terrain pour en faire un cimetière privé”, Gérard Ramseyer écrit:

L’article 1 de la Loi sur les cimetières prévoit expressément que ces derniers sont des propriétés communales et que seuls les cimetières qui n’appartenaient pas aux communes mais qui existaient avant le 27 septembre 1876, date de l’entrée en vigueur de la loi, ont pu subsister avec l’autorisation du Conseil d’État.

Ceci signifie que les communautés juive et musulmane ne peuvent, selon la loi actuelle, acheter un terrain à Genève pour en faire un cimetière privé.

Comme indiqué par Ramseyer, le débat autour de la laïcité des ci­metières continue à Genève avec toujours le clivage entre ceux fa­vorables à la création de cimetières religieux et ceux qui sont pour le maintien du statu quo. Il n’est pas possible ici de passer en revue les prises de position des uns et des autres. Il nous suffit ici de re­lever que la Commission sociale et de la jeunesse, chargée d’exa­miner une motion de Georges Breguet intitulée “Enterrons le Kul­turkampf et laissons les morts reposer en paix”, a auditionné en mars 1999 plusieurs personnes intéressées dont Hafid Ouardiri de la Fondation culturelle islamique. Passage du rapport concernant Ouardiri:

M. Ouardiri indique que leur religion les oblige à ensevelir le corps car il y a la croyance dans la résurrection et dans un jugement. La tombe fait partie in­tégrante de la vie religieuse. Pour les musulmans, l’élément principal est que l’ensevelissement se fasse dans une tombe dirigée vers la Mecque, car c’est de là que la résurrection se fera.

Pour les musulmans, il n’est pas nécessaire que la tombe soit éternelle. On peut enterrer un défunt par-dessus un autre après la décomposition du corps qui est traditionnellement placé dans un linceul, bien qu’il n’y ait pas d’inter­diction de placer le défunt dans un cercueil dont la qualité facilite une décom­position rapide du corps. Ils sont ouverts à discuter à combien devrait se monter le laps de temps avant d’enterrer un nouveau défunt dans la même tombe, car ils sont bien conscients de la question de l’espace.

Pour M. Ouardiri, il est important que tous les morts musulmans soient re­groupés dans un carré, car le regroupement est utilisé pour tous, étant donné qu’une permanence de prière doit être assurée. Il précise que le but n’est pas de créer un ghetto; il n’est pas nécessaire qu’il y ait un mur d’enceinte pour diffé­rencier un carré d’un autre. Le fait de regrouper les défunts dans un même lieu rentre dans une logique de foi et non dans celle d’un ghetto. La présence d’un musulman pour la prière dans un cimetière dispense tous les autres de venir. Le mélange de différentes confessions à l’intérieur d’un même périmètre n’est pas souhaité, mais en cas de nécessité ils accepteront une telle situation. Leur préférence irait pour un lieu où toutes les tombes de religion musulmane se trouveraient ensemble pour les raisons qu’il a déjà évoquées.

Ouardiri évite soigneusement de dire pourquoi les musulmans ne veulent pas être mélangés aux non-musulmans. Nous avons vu que selon la doctrine musulmane il est interdit d’enterrer un musulman près d’un mécréant parce que son voisinage porte préjudice au mu­sulman. Au lieu de cet argument gênant, pour ne pas dire discrimi­natoire, Ouardiri invente l’argument de la prière afin qu’on n’inter­prète pas l’attitude des musulmans comme “rentrant dans une logi­que de ghetto”. Or on ne voit pas en quoi le mélange des morts musulmans aux morts non-musulmans gênerait la prière. À moins que Ouardiri ne se réfère à l’interdiction faite au musulman de prier pour les morts non-musulmans en vertu du Coran qui stipule: “Ne prie jamais pour l’un d’entre eux quand il est mort, ne t’arrête pas devant sa tombe. Ils ont été incrédules envers Dieu et son Prophète et ils sont morts pervers” (9:84). Mais même là, on ne voit pas où est le pro­blème: si un musulman veut prier seulement pour les musulmans, il n’a qu’à le spécifier dans sa prière. Les légistes musulmans classi­ques avaient déjà trouvé ce moyen lorsqu’on enterre des musul­mans avec des mécréants parce qu’on n’arrive pas à les distinguer les uns des autres.

Voir mon livre Cimetière musulman en Occident: Normes juives, chrétiennes et musulmanes, Createspace (Amazon), Charleston, 2e édition, 2012, 140 pages Amazon.fr

Comments are closed.

Powered by WordPress. Designed by WooThemes

%d blogueurs aiment cette page :