Construire (revue de Migros, Suisse) no 13, 23 mars 2004, p. 85-87.
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Interview de Sami Aldeeb
Propos recueillis par Jean-François Duval
Pour une Suisse totalement laïque
Selon Sami Aldeeb, il faut supprimer le statut de privilège communautaire dont jouissent catholiques et protestants dans certains cantons
Docteur en droit, né en Cisjordanie en 1949, chrétien arabe d’origine palestinienne et de nationalité suisse, Sami Aldeeb est responsable du droit arabe et musulman à l’Institut suisse de droit comparé, à Lausanne. Il est notamment l’auteur d’une brochure, éditée par l’institut, qui en est à sa 4e édition. Elle s’intitule Mariages entre partenaires suisses et musulmans: connaître et prévenir les conflits.
Il est également l’auteur de nombreux autres ouvrages, dont Les musulmans en Occident: entre droits et devoirs, portant sur la situation des musulmans en Suisse. Parfaitement conscient des réactions qu’il peut susciter, il n’hésite pas à citer dans cet ouvrage une lettre d’un lecteur musulman qui écrit: «Cela fait des dizaines d’années que le Dr Aldeeb alimente haine et mépris de l’islam dans sa diversité.» Ses écrits et ses propos en ont choqué plus d’un. Il met cela sur le compte de son «tempérament oriental».
L’an dernier, le canton de Zurich a refusé de reconnaître la communauté religieuse musulmane. Les musulmans ne représentent-ils pourtant pas la troisième religion du pays?
Qu’il s’agisse des chrétiens, des juifs ou des musulmans, je suis contre l’idée même d’accorder le statut de religion officielle à l’une ou l’autre confession. Certains cantons l’ont fait, et j’estime que c’est une erreur. Ça n’est pas à l’Etat de se mêler de cela. Or, aujourd’hui, il est parfois tenté d’aller dans ce sens. Dans le canton de Vaud ou de Zurich, curés et pasteurs sont rétribués par l’Etat. A partir de là, on voit mal pourquoi les imams ne pourraient pas bénéficier du même statut, puisque les 350 000 musulmans de Suisse font de leur communauté religieuse la troisième plus importante du pays. Je suis contre ce statut officiel: il faut une séparation totale entre l’Eglise et l’Etat; les différentes confessions devraient toutes rester considérées comme des associations de droit privé.
»Prenez la question aujourd’hui débattue des cimetières. Bâle et Berne ont accepté le principe des carrés confessionnels. A mon avis, c’est un retour en arrière par rapport à la Constitution fédérale de 1874, qui était alors la seule au monde à comporter un article sur ce sujet. Elle affirmait le droit pour toute personne à être enterrée dignement. En vertu de ce principe, il n’y a plus ni cimetières spécifiquement catholiques ni cimetières spécifiquement protestants. On estimait que catholiques et protestants pouvaient être enterrés les uns aux côtés des autres. Si, en 1874, on a supprimé les cimetières pour la majorité, pourquoi maintenant l’accorder à la minorité? Et si l’on donne aujourd’hui des cimetières aux musulmans et aux juifs, qui nous dit que nous n’aurons pas un jour des cimetières pour les catholiques et d’autres pour les protestants?
Vous trouvez vraiment que c’est un problème si les musulmans, comme les juifs, veulent leurs propres cimetières?
Soyons tolérants, c’est ce que disent les pasteurs et les prêtres qui ont eu à se pencher sur cette question. Le problème, selon moi, c’est qu’ils n’en voient ni les tenants ni les aboutissants. Ont-ils seulement lu le Coran, étudié le droit islamique, compris les raisons pour lesquelles les musulmans souhaitent avoir leur propre cimetière?
»Donc, je suis favorable à la suppression des statuts d’entité publique pour les différentes communautés religieuses, catholiques et protestants y compris. Et, je le répète, pour une séparation totale entre Eglise et Etat. Comme c’est le cas à Genève et à Neuchâtel.
»Cela d’autant plus que, dans l’islam, la foi implique non seulement la croyance en Dieu et les prières, mais aussi l’application des normes prévues dans le Coran. Lorsqu’un Tariq Ramadan dit: les lois suisses ont été formées sans nous; désormais il y a une communauté musulmane en Suisse et en Europe, il faut en tenir compte, qu’est-ce que cela veut dire?
Où voyez-vous des incompatibilités entre le droit suisse et le droit islamique?
Nombreuses sont les incompatibilités. Le droit musulman permet la polygamie; le mariage devant le seul imam; la répudiation sans passer devant un juge; et, en cas de mariage mixte, les enfants sont obligatoirement musulmans. Une musulmane ne peut pas épouser un non-musulman à moins qu’il ne se convertisse. En revanche, une chrétienne qui épouse en pays musulman un sunnite peut rester chrétienne, mais, au contraire de ses enfants, supposés musulmans, elle n’aura pas le droit d’hériter. Ce sont des choses dont il faut avoir conscience avant de faire un mariage mixte.
»D’autres problèmes se posent. Dans les facultés de médecine, les étudiants musulmans ne peuvent pas toucher un corps de femme ni faire des expériences sur un cadavre musulman. A l’hôpital, un musulman ne peut être soigné par un médecin d’un autre sexe.
Inutile de vous demander si vous rejoignez la position de Jacques Chirac sur la question du voile…
Je pense en effet que cette loi n’est pas discriminatoire. Elle interdit les signes ostentatoires des trois communautés: chrétiens, juifs et musulmans. Si elle n’interdisait que le voile, ce serait une loi discriminatoire et boiteuse. Mais du moment que Chirac a mis tout le monde sur pied d’égalité, je pense que c’est une bonne loi.
Vous n’êtes pas d’accord avec Fawzia Zaouri quand elle dit, dans son livre «Le voile islamique», qu’en France le voile est surtout pour les jeunes beurettes une façon d’affirmer leur individualité, de revendiquer leur liberté et leur féminité?
Si demain l’une d’elles se met à porter la burqa, ce sera aussi une façon d’affirmer sa féminité? Je crois que le voile est un signe de soumission pour la femme. D’autre part, il faut que la loi protège les filles (et leurs parents) qui ne souhaitent pas porter le voile et qui risquent de se voir forcées à le porter par les intégristes si la loi le permettait à l’école. D’ailleurs, des pays musulmans ont édicté des lois restreignant la liberté de porter le voile dans le but de faire progresser le statut de la femme.
Olivier Roy, spécialiste du monde musulman, juge que, du fait de la mondialisation, pour les musulmans comme pour les chrétiens, la religion devient une sorte de kit qu’on se bricole individuellement. On est loin des craintes que vous nourrissez.
Je ne demanderais pas mieux que les choses se passent comme les voit Olivier Roy. Mais quand on me dit ça, je raconte l’histoire de mes sept tortues. Dès le mois de novembre, elles hibernent. Quelqu’un qui n’est pas familier des tortues pourrait les croire mortes, inanimées comme des pierres. Mais tout à coup, au mois d’avril, elles se réveillent. Qui pouvait s’attendre, voilà deux ans encore, à ce que les Bouddhas géants de Bamyan, statues vieilles de plus de mille ans, soient tout à coup détruits?
Vous ne pouvez tout de même pas comparer les musulmans suisses ou établis en Suisse aux talibans!
Non. Mais rien ne dit que la situation restera immuable. L’ex-Yougoslavie a tout de même éclaté malgré des siècles de cohabitation entre musulmans et non-musulmans. Et en Egypte, il y a cinquante ans, vous rencontriez plus d’écrivains libéraux qu’aujourd’hui. A partir du moment où, en Angleterre par exemple, des musulmans ont formé leur propre parlement, je pense qu’il faut rester vigilant. Et en France, le problème posé par le voile islamique, ça n’est tout de même pas moi qui l’ai inventé.
»Dans la pratique, le droit islamique reconnaît certaines exceptions, en fonction des circonstances et des pays où vivent les fidèles. Mais le problème, c’est qu’à partir du moment où les conditions changent, à partir du moment où elles rendent certaines choses possibles, le droit islamique réclame que ce soient les principes qui soient appliqués, et non plus les exceptions.
La Commission fédérale contre le racisme vous a demandé de remanier votre brochure «Mariage entre partenaires suisses et musulmans».
Je rappellerai d’abord que cette brochure est éditée par l’Institut suisse de droit comparé de Lausanne, institut qui, soit dit en passant, possède sans doute la meilleure collection de droit arabe et musulman d’Occident. La Commission fédérale contre le racisme, qui comprend en particulier des chrétiens, des juifs et des musulmans, a considéré cette brochure comme antimusulmane.
»Certains membres musulmans de cette commission ont considéré, par exemple, que le mot «répudiation » était une traduction impropre du terme arabe talaq et que, humiliant pour les musulmans, il ne devait pas y figurer. Ils contestaient les chiffres que nous donnions sur les femmes circoncises en Egypte, etc. »Nous avons apporté point par point réponses aux questions que la commission formulait. Et à notre sens, cette brochure se veut objective. Elle connaît un grand succès puisque plus de dix mille exemplaires en ont été vendus.
Ne créez-vous pas le sentiment que vous rejetez le monde musulman?
Pas du tout. Je le répète, pour moi, il s’agit simplement de séparer clairement et honnêtement les normes religieuses des normes étatiques. On me dit parfois: «Monsieur Aldeeb, vous êtes Suisse, établi ici depuis de longues années, mettez donc un peu la pédale douce dans vos propos!» C’est vrai: lorsqu’on entre dans la maison d’autrui, on doit le respecter. Je suis en Suisse, et je me dois de respecter les règles de base qui sont ici faites de tolérance, de cohabitation et de compromis. J’essaie donc de mettre un bémol à mon tempérament oriental. Je trouve d’ailleurs que je suis un homme relativement discret.
Vous êtes catholique. Le christianisme prône la tolérance…
Je suis catholique et vous aurez compris que, d’un point de vue juridique, je n’hésite pas à prêcher contre ma propre paroisse. Ce qui m’intéresse avant tout en Jésus- Christ, c’est son «aime ton prochain comme toi-même» en tant que règle de base de la vie en société. En d’autres termes, je suis pour le Dieu de toutes les personnes de bonne volonté.
Signes particuliers
Nom: Sami Aldeeb
Né: en 1949, près de Jénine, en Cisjordanie, d’une famille chrétienne.
Carrière: docteur en droit de l’Université de Fribourg. Diplômé en sciences politiques de l’HEI de Genève. Responsable du droit arabe et musulman à l’Institut suisse de droit comparé, à Lausanne. L’un des spécialistes mondiaux sur les questions touchant à la circoncision masculine et féminine. Les propos reportés ici n’engagent que lui-même.
Famille: marié, deux filles.
Hobby: aime observer ses sept tortues et écrire sur les liens entre la religion et le droit.
Auteur: d’une dizaine d’ouvrages et de nombreux articles, dont: «Mariages entre partenaires suisses et musulmans», Institut suisse de droit comparé, Lausanne, tél. 021 692 49 11 (disponible aussi en allemand). «Les musulmans en Occident: entre droits et devoirs», L’Harmattan, Paris 2001.
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