Amos Kenan, soldat israélien, a participé aux combats dans cette région. Ce rapport a été envoyé à tous les membres de la Knesseth. La traduction française tirée de l’ouvrage d’Ilan Halevi (Sous Israël la Palestine, Le Sycomore, Paris 1984, pp. 202-204) est révisée sur la base du texte anglais d’Amos Kenan (Israel, a Wasted Victory, Amikam Tel-Aviv Publishers Ltd, Tel-Aviv 1970, pp. 18-21).
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Bet-Nouba, village près de Latroun.
Le commandant de ma section a dit qu’il avait été décidé de faire sauter trois villages dans le secteur: Yalou, Bet-Nouba et Emmaüs. Pour des raisons de stratégie, de tactique, et de sécurité: en premier lieu pour redresser la poche de Latroun, ensuite pour punir ce repaire de meurtriers, et en troisième lieu pour priver les infiltrés d’une base future.
On peut bien sûr discuter de cette démarche idiote qui inspire les punitions collectives et se fonde sur la croyance que si un infiltré perd une maison, il ne pourra en trouver une autre pour y tendre son embuscade. On peut aussi débattre des mérites de l’argumentation du nombre de nos futures ennemis. Mais pourquoi discuter?
On nous a dit que notre travail consistait à fouiller les maisons du village, et que si nous y trouvions des hommes armés, de les faire prisonniers. A toute personne non armée, on devait donner le temps d’empaqueter ses affaires avant de lui dire de s’en aller – d’aller à Bet-Sira, un village peu éloigné. On nous dit aussi de prendre position auteur des entrées des villages, pour empêcher les villageois (qui avaient entendu les Israéliens assurer à la radio qu’ils pouvaient rentrer chez eux en paix) de revenir chez eux. Nous avions l’ordre de tirer en l’air et de leur dire qu’il n’y avait pas d’accès au village.
Les maisons à Bet-Nouba sont de belles maisons de pierre, et quelques-unes sont même des demeures tout à fait somptueuses. Chacune se dresse dans un verger d’oliviers, d’abricotiers, de vignes. On y a aussi planté des cyprès et d’autres arbres, pour leur beauté et l’ombre qu’ils dispensent. Chaque arbre se dresse dans un lit soigneusement arrosé. Entre les arbres, des rangées de légumes binés et sarclés avec soin.
Là, dans ces maisons, nous trouvâmes un officier de commando égyptien blessé, et quelques vieillards, hommes et femmes. A midi, le premier bulldozer arriva et éventra la maison la plus en bordure du village.
En un coup de bulldozer, les cyprès et les oliviers furent déracinés. dix minutes passèrent et la maison avec ses quelques meubles et le peu de biens qu’elle contenait, était devenue un amas de cailloux. Trois maisons avaient déjà été abattues lorsqu’arriva le premier convoi de réfugiés venant de Ramallah.
Nous n’avions pas tiré en l’air. Nous avons pris position pour couvrir ceux d’entre nous qui parlaient arabe et qui sont allés parler aux arrivants pour leur donner les ordres. Il y avait des vieillards à peine capables de marcher, de vieilles femmes qui marmonnaient entre leurs dents, des bébés dans les bras de leurs mères, de petits enfants, et d’autres petits enfants qui pleuraient, en demandant de l’eau. Le convoi portait des drapeaux blancs.
Nous leurs avons dit d’aller vers Bet-Sira. Ils ont répondu que, partout où ils allaient, on leur disait d’aller ailleurs et qu’on ne les autorisait à rester nulle part. Ils dirent qu’ils étaient sur la route depuis quatre jours maintenant, sans nourriture ni eau. Quelques-uns étaient morts en route. Ils demandaient seulement qu’on les autorise à rentrer dans leur propre village, et disaient que nous ferions mieux de les tuer. Quelques-uns avaient avec eux une chèvre, un mouton, un chameau ou un âne. Un père broyait des grains de blé dans sa main pour les amollir afin de donner quelque chose à manger à ses enfants.
A l’horizon, on pouvait voir la colonne suivante qui s’approchait. Un homme portait un sac de cinquante kilos de farine sur son dos: c’est ainsi qu’il avait marché kilomètre après kilomètre. Et puis encore des vieillards, des femmes et des enfants. Ils s’affalaient par terre, épuisés, à l’endroit où on leur disait de s’asseoir. Certains ne possédaient qu’une ou deux vaches – ou un veau. Nous ne les laissâmes pas entrer dans le village pour y prendre leurs biens, car les ordres stipulaient qu’ils n’étaient pas autorisés à assister à la destruction de leurs maisons. Les enfants pleuraient, et quelques soldats pleuraient aussi. Nous sommes allés chercher de l’eau et nous n’en avons pas trouvé. Nous avons arrêté un véhicule de l’armée où il y avait un lieutenant-colonel, deux capitaines, et une femme. Nous leur avons pris un bidon d’eau et l’avons fait circuler parmi les réfugiés. Nous avons distribué des bonbons et des cigarettes. Beaucoup de nos soldats pleuraient. Nous avons demandé aux officiers pourquoi les réfugiés étaient renvoyés de partout où ils allaient. Les officiers ont dit que c’était bon pour eux de marcher, et nous ont demandé: “Pourquoi vous faire du souci pour eux, ce ne sont que des Arabes”. Nous fûmes contents d’apprendre qu’une demi-heure plus tard ils avaient tous été arrêtés par la police militaire, qui avait trouvé leur voiture pleine de butin.
De plus en plus de réfugiés commençaient à arriver. Ils devaient déjà être plusieurs centaines. Ils ne pouvaient comprendre pourquoi on leur avait dit qu’ils pouvaient retourner chez eux, et que maintenant on leur interdisait de rentrer. Personne ne pouvait rester insensible à leurs supplications. L’un d’entre eux demanda pourquoi on détruisait les maisons: pourquoi les Israéliens n’allaient-ils pas plutôt y habiter? Le commandant de section décida d’aller au quartier-général pour essayer de trouver quelconque ordre écrit concernant ce qu’il fallait faire des réfugiés, où les envoyer, comment organiser le transport des femmes et des enfants et trouver de la nourriture. Il revint, dit qu’il n’y avait pas d’ordre écrit, et que nous devions les conduire plus loin.
Ils marchaient le long des routes comme un troupeau perdu. Tout secours était déjà inutile pour les plus épuisés d’entre eux. Vers le soir, nous apprîmes qu’on nous avait menti: A Bet-Sira aussi, les bulldozers avaient commencé leur travail et les réfugiés n’étaient pas autorisés à rentrer. Nous apprîmes également que ce n’est pas seulement dans notre secteur qu’il fallait “rectifier” les lieux: c’était la même chose dans tous les secteurs. Notre parole n’avait pas été honorée, la politique était une politique sans retour.
Les soldats grommelaient. Les villageois grinçaient des dents en voyant les bulldozers déraciner les arbres. La nuit, nous avons monté la garde près des bulldozers, mais le bataillon tout entier bouillonnait de colère. Beaucoup refusaient de faire ce travail. Le matin, on nous transféra dans un autre endroit.
Personne ne pouvait comprendre comment les Juifs pouvaient faire des choses pareilles. Même ceux qui justifiaient l’opération disaient qu’on aurait dû prévoir des abris pour la population, qu’une décision finale devait être prise à leur sujet, afin de pouvoir leur dire où aller. Les réfugiés auraient dû être transportés vers de nouvelles habitations avec leurs biens. Personne ne pouvait comprendre pourquoi il faillait dépouiller le paysan de son poêle à pétrole, de sa couverture et de ses provisions.
Les poulets et les pigeons étaient enterrés sous les décombres. Les champs désolés sous nos yeux, et les enfants qui se sont traînés le long des routes ce jour-là, pleurant amèrement, seront donc les fedayins de dix-neuf ans.
C’est ainsi, en ce jour-là, que nous avons perdu la victoire.
Emmaüs avant et après la destruction en 1967 … devenu Parc Canada pour pique-niqueurs financé par les juifs canadiens
Crime de guerre et crime contre l’humanité
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